mercredi 11 septembre 2013

ALLER ET VENIR



  ALLER ET
  VENIR



                    Voyages




                                       VOYAGES

            Longs quais des gares, quelque part, en France ou ailleurs … Sifflets, nuées, vapeur, fumées, chuintements, soubresauts cadencés, sifflets encore, longues expirations… Verrières passages souterrains, univers d’acier … Et le cheminot qui frappe les roues des wagons, l’une après l’autre, avec sa massette. Casquettes, vestes galonnées … Manches à eau pour remplir les chaudières, signaux, feux rouges et verts, leviers des aiguillages, pylônes et câbles, ponts et passerelles …
«  Messieurs les voyageurs … »

        Et puis les quais, toujours, avec quelques mauvaises herbes qui poussent entre les pavés, là-bas, tout au bout. Des pigeons picorent sur la seconde voie, celle qui sert pour les trains de marchandises : Des wagons contenant des céréales ont dû passer …

                Le train, le voilà ! La locomotive est apparue au sortit du virage, noire, luisante, monstre apprivoisé. Le train arrive : « Messieurs les voyageurs sont priés de rester en deçà de la ligne de sécurité ». – Attendre que les portes s’ouvrent, attendre la descente des arrivants et, tant bien que mal, hisser sa valise en haut des marches . C’est assez malaisé !

                  Puis les trains ont changé : Motrice diesel, motrice diesel-électrique  et, bientôt, motrice électrique, tout simplement : Plus de vapeur, plus d’odeurs, beaucoup moins de bruit, des wagons brillants profilés comme carlingues d’avions. Bientôt, ce sont les trains à grande vitesse : Ils ressemblent assez à des navettes spatiales !

                  Quais des ports : odeurs d’huiles et de graisses, odeur d’épices et de savon de Marseille, odeurs d’outre-mer. Les cheminées fument doucement. Ce n’est que lorsque le bateau largue ses amarres que les cheminées s’empanachent. Des grues, des palans, des voies ferrées, des docks, des hangars, des hommes qui s’activent, portent des charges … Des sifflets, des bruits de tôles, des remorqueurs têtus, des bites d’amarrage, des filins, des cordages, des marins qui se penchent aux bastingages. – « Avez-vous vu, sur la dunette, le capitaine et son équipe ! ».

                Mais les ports ne sont plus dans les villes : On les a repoussés au-delà. Les dockers ne portent plus les charges. Les engins sont partout, courant, arpentant les quais : élévateurs, grues titanesques, monte-charges, insectes affairés …. Les voyageurs partant en croisière  arrivent dans de superbes gares maritimes, sont accueillis par des ondines au sourire avenant, conduits jusqu’aux passerelles par des bus rutilants et confortables. Il n’y a plus de fumées … Rien que celles des cuisines qui se diluent dès la sortie de la cheminée. Le bateau est haut comme un immeuble de vingt étages et plus. Généralement il est tout blanc. Il est équipé de plusieurs piscines, de luxueux salons et de multiples attraits. On ne compte plus les bars et les salles de jeux …

                    Un peu plus loin, au bord d’un autre quai, un cargo se prépare à partir. Mais on ne parle plus de cargo : On dit un porte-containers : Son pont est surmonté d’un empilement étourdissant de « containers » d’acier … On se demande comment un tel bateau peut bien flotter, comment il peut ne pas basculer … comment le chargement peut bien ne pas partir à la mer.

Les aéroports … Les aéroports, au fond, sont à peu près tous les mêmes, qu’ils se trouvent en Europe, en Asie ou en Océanie , en Afrique … Larges baies vitrées, portails coulissants silencieux, boutiques de souvenirs, boutiques de produits de luxe, écrans lumineux sur lesquels s’affichent les horaires des départs et des arrivées … Ne pas les quitter des yeux ! … Salles dans lesquelles tournent en silence des valises grandes et petites, étiquetées, comptoirs auprès desquels des files s’allongent, haut-parleurs diffusant des voix sucrées … Néons, escalators, ascenseurs, tapis-roulants, navettes glissant derrière des parois vitrées, sans bruit, portiques de détection, uniformes et pas pressés, vestales hiératiques traînant de petits bagages roulants, légers … Jupes strictes de déesses, talons hauts, bibis crânement portés, bas bien tirés …Pantalons bleu marine des équipages masculins, casquettes,  galons dorés sur les manches et sur les vestes d’uniformes … Beaucoup de galons dorés …  Chaises des terrasses où l’on patiente en buvant son café, tables des restaurants … Ectoplasmes humanoïdes poussant des chariots porte-bagages, patrouilles de militaires en armes, l’œil aux aguets, le doigt sur la détente … Chuintements doux, odeurs suaves … Des avions qui semblent des monstres un peu inquiétants roulent sur le tarmac, tournent, puis s’arrêtent. Des  portes s’ouvrent après le déploiement des passerelles : tubes tentaculaires aux parois en accordéon. Les arrivants passent directement dans les couloirs très, très longs, qui débouchent dans les halls immenses … D’autres avions prennent la piste lentement, presque gauchement, puis ils accélèrent et se cabrent : Ils sont partis … On n’a rien entendu ou presque rien. Aciers inoxydables, laques, chromes, nickels, verre … Une machine pilotée par un homme à gilet de couleur nettoie le sol et passe adroitement entre les meubles, entre les gens …

-      «  Par souci de sécurité, vous êtes priés de garder vos bagages et vos colis près de vous. Tout paquet abandonné sera saisi et détruit ».

« Ils sont enfin arrivés ! » – Oui, mais il reste une trentaine de kilomètres à parcourir pour atteindre la ville : Soit en autobus, soit en taxi … Soit par le train.
 - « Vous êtes priés de vous présenter devant les portails 5 et 6 ». Patience, patience … Vous finirez bien par arriver !

-  « Allons Toto … Donne-moi la main et suis-moi ! »


                                         *
                                               


BANGKOK


           Bangkok n’est pas une ville, à mon sens, c’est une agglomération. 

                 Bangkok, c’est d’abord du bruit, un bruit assourdissant, continu, obsédant, abrutissant : L’écoulement ininterrompu des véhicules à moteurs de toutes sortes : Automobiles innombrables, camions, autobus, trains … Et ces curieuses voiturettes à trois roues que l’on appelle les « Tuk-Tuk » : Ce sont des taxis, des engins qui fonctionnent au gaz butane, et la bouteille de gaz est fixée sous le siège du passager. Le conducteur est à l’avant, assis sur une espèce de selle de moto. L’avantage de ce moyen de transport, c’est son aptitude à se faufiler à travers les automobiles … Son inconvénient principal, c’est le bruit, d’où il tire son nom, qui n’est qu’une onomatopée. Subsidiairement, il faut considérer que le passager, à l’air libre sous la capote, est exactement à la bonne hauteur pour respirer tous les gaz d’échappement libérés par la meute à travers laquelle on se faufile … Agréable, évidemment, aussi bien quand on roule que lorsqu’on attend à l’un des nombreux feux rouges !

         Bangkok, c’est aussi la foule des piétons : Ils traversent la rue sur de longues passerelles métalliques qui enjambent la voie.

     Ce sont des bâtiments en perpétuelles modifications. Celui qui est là aujourd’hui ne sera plus là demain et celui que l’on vient de démolir, demain sera rebâti, différent dans ses dimensions et différent dans sa forme. Perpétuels échafaudages de bambous liés qui font songer à des cages pour singes que l’on pourrait voir dans un zoo. Même pour élever une tour de vingt-cinq étages, les ouvriers grimpent d’un bambou à l’autre en portant leur seau de béton … 

         Ce sont des tours. Elles abritent les grands hôtels, les grands magasins, les bureaux des sociétés, qui sont nombreux, les banques, qui sont nombreuses aussi. Tout aussi nombreux : Les magasins de joaillerie … Entrez, vous êtes devant des présentoirs de dimensions inouïes : De vrais présentoirs de marchés publics : des casiers comme casiers de fruits et légumes, longs et abondamment garnis … Topazes, brûlées ou non, émeraudes, foncées ou claires, saphirs … Beaucoup de saphirs, bleu foncé ou bleu clair. Rubis aussi, beaucoup de rubis, dont le poids varie de quelques centièmes de carat à une dizaine de carats, taillés de diverses façons … Les lumières électriques, dans le magasin, sont étudiées pour faire luire toutes ces pierres. Tant de pierres : On a un peu l’impression, devant les rubis, de se trouver devant l’ éventaire d’une marchande de cerises ou de prunes ! Qui achète ? – Je ne sais, mais les femmes ne manquent pas d’entraîner dans ces lieux leurs maris ou ceux qui aspirent à le devenir, et même ceux qui n’ont nullement l’intention de le devenir: Ceux-là, à mon sens, ambitionnent quelque chose qu’ils se préparent à payer très cher !

             Au petit matin, en longues files indiennes, les moines sortent des pagodes. Ils sont enveloppés dans une toge dont la couleur est d’ocre jaune ou d’ocre rouge et qui dégage une épaule nue. Ils ont le crâne rasé, souvent ils arborent un sourire. Ils tendent un bol métallique au décor guilloché, dont ils soulèvent le couvercle pour que les fidèles le remplissent de riz, de poisson, de viandes … Les fidèles se prosternent. Ils sont nombreux et, chacun à son tour place son obole : Les bonzes et bonzillons auront leur repas pour la journée. Ils reviendront demain. Les fidèles aussi.

Bangkok, ce sont aussi les pagodes, superbes constructions aux toits cornus, aux faïences vernissées, aux toits multiples, aux mosaïques de verres colorés, aux sculptures grimaçantes ou souriantes, aguicheuses ou terrifiantes … Marbres, beaucoup de marbres, ors, beaucoup d’ors, lourdes portes de bois sculpté, cloches de bronze, tambours du même alliage, bassins d’eau claire, statues du Bouddha.

Multiples statues du Bouddha ! … Le Bouddha assis en position du lotus, le Bouddha allongé, la main sous la joue, le Bouddha debout, le Bouddha marchant … S’asseoir, joindre les mains, saluer … Surtout, ramener ses pieds convenablement : On ne dirige pas ses pieds vers le Bouddha ! Bouddha en bois, Bouddha en or, Bouddha en pierre, Bouddha d’émeraude … Ramayana : Toutes les scènes de l’histoire sainte, peintes sur les parois … Prodiges des couleurs et du trait ! Le peuple des singes lutte contre le peuple des hommes : Chevaux et chars, lances et sabres, grimaces horribles mais superbes !
Au-dehors, dans des pots de terre vernissés, bonzaïs minutieusement taillés et entretenus … Rumeur des prières, à bouches fermées…

         Ce peuple est, foncièrement, un peuple religieux : Brûlez les bâtonnets d’encens, en paquets, tenus entre les deux mains jointes, accrochez là où il le faut un petit billet de banque, si petit qu’il soit. Sortez de la pagode à reculons : On ne tourne pas le dos au Bouddha !

         Bangkok : Millions de gerbes d’orchidées, blanches, bleues, rouges, jaunes et mouchetées, zébrées, tachetées. Orchidées soyeuses, superbes, inquiétantes … Joues poudrées, paupières fardées, lèvres frémissantes.

           Miasmes : Ville vénéneuse … Les « klongs », réseau de canaux où dort une eau lourde et noire, où flottent des chiens crevés, des liserons d’eau et des fleurs de lotus. Exhalaisons, relents et effluves  … Y circulent des barques plates chargées de fruits et de légumes … Le fleuve en majesté : Des palaces s’y mirent et des pagodes aux toits cornus … Des chalands y circulent.

        Ville vénéneuse, les baraques de bois et de fer-blanc se groupent au long des voies ferrées qui mènent à la gare. On soupçonne, on devine : On sait que les venins s’échangent de  main en main. On sait que le vice est là : Derrière les rideaux de fer baissés, derrière les murs, sous les toits … La chaleur est lourde et l’air est chargé de poisons. Dès que le soir tombe s’allument les guirlandes, les lanternes et les réverbères. Les foules s’agglutinent et bourdonnent La « Panthère Rose » est une maison de plaisir : Les jeunes femmes y vont danser en maillots de bain, attendant une rencontre rémunérée … Jeunes femmes superbes, qui s’exposent et se prostituent pour échapper au travail dans les rizières : Les deux pieds dans l’eau et les reins brisés pour le repiquage ! Les spectacles sont   graveleux, mais les « apsaras » conservent la hauteur.

« Choisis », vous dit le chauffeur de taxi qui vous ramène à votre hôtel ». Et il vous présente un album de photos sur lequel on choisirait bien une princesse ou même une reine …

« Massage » ? – Il y a partout des salons de massages. On y soupçonne d’autres poisons.

              Mais avant de monter dans le taxi, flânez donc quelques instants dans le quartier de « Patpong » : Éventaires sur le sol ou sur des tables, tentes et cahutes de fortune : Là, on vend de tout … Les contrefaçons étiquetées « Lacoste », « Chanel » ou « Hermès », les contrefaçons de montres « Rolex » ou « Breitling », les bouteilles de « whisky » frelaté, les copies d’œuvres d’art et d’objets anciens …. Les cigarettes, en fraude … Les petits paquets sans aucun nom, plus que douteux … Les bonnes adresses et les mauvaises … Même pas la peine de chercher : Tout est là !

       Ah ! Les soieries de Thaïlande…
Bangkok, ville extraordinaire où tout est invisible, mais où tout est là. Il suffit de payer … En dollars, de préférence !

          J’allais oublier : Avant de quitter la région, ne manquez pas d’aller visiter le parc aux crocodiles … C’est sur votre chemin, quand vous allez voir le marché flottant. On vous montrera peut-être aussi le serpent python …

Bangkok … Aux branches de l’Arbre de Vie, les vents agitent les lanières des tissus en lambeaux …


                       
                                             *

MENTON


        Certaines villes ont une couleur, une odeur, un costume ou des costumes, et même une température, une atmosphère …

Vous allez à Menton ? … Jaune, indubitablement et sans aucune hésitation : Jaune d’or, plus jaune que l’or … Le soleil, les chapeaux de paille, les mimosas en février, les pièces de monnaie aux guichets du casino.

Ocres : Ocre jaune et ocre rouge aux façades de la vieille ville. Bleu, bien sûr, le bleu de la Méditerranée. Blanc des palais « Belle Époque » : Le palais du Louvre, le palais d’Orient, le palais Carnolès, le palais Gléna, Winter-Palace, Riviera, Lutecia, Imperial … Que de balcons, que de fenêtres face à la mer !
Menton sent le citron, le citron … Jaune, jaune d’or ! À Menton, les avenues sont bordées de citronniers, d’orangers et de mandariniers. À Menton, pour le carnaval, on construit des chars, des monuments et des monstres débonnaires, ornés de citrons, d’oranges et de mandarines. Mais le parfum du mimosa ! Et l’odeur de la mer, alors !

Vous avez dit Menton ? - Chapeaux de paille, évidemment : On les appelle des panamas, je ne sais trop pourquoi ; on pourrait tout aussi bien les appeler autrement. Capelines pour les femmes, ou chapeaux niçois si vous voulez … Mais ici, ce n’est pas Nice. Chapeaux hauts-de-forme aussi et peut-être plus encore … Bicornes, tricornes … Avec plumets et sans plumets. Bonnets à poil, peut-être … Épaulettes garnies, passepoils, baudriers, ceinturons et galons : Ambassadeurs, officiers de haut-rang, importants  industriels, sabres, épées, glands dorés et gants blancs. Robes fourreaux, boas de plumes, escarpins à talons hauts…

Caniches toilettés, levrettes fragiles, chevaux à robes lustrées, calèches ou cabriolets, capotes baissées, éventails. Les domestiques et les grooms sont discrets, mais portent tunique et pantalon rayé d’un filet rouge.

On parle l’anglais, on parle le russe, on parle l’italien, on parle le français, qui est de bon ton. Les cannes sont d’ébène à pommeau d’ivoire ou d’argent. Le cou des dames est orné de perles et de diamants, le gilet des hommes est barré d’une chaîne d’or. Certains portent monocle, d’autres lorgnon. Quelques amours de jumelles ou de lorgnettes ornées de nacre … Dame, on les pointe sur les voiles qui s’inclinent devant la Promenade du Soleil.

J’ai dit « jaune », évidemment : C’est pour son soleil que l’on vient à Menton et l’on y vient surtout en hiver, bien sûr !
Mais j’ajouterai le vert, tous les verts même : Aux pentes des montagnes proches, c’est toute la gamme qui fait écrin. En janvier ou février, il peut encore y avoir quelques écharpes de neige : hermine … Leur luxueuse présence renforce le plaisir de la température ressentie. Et puis, les jardins et les parcs : Jardins de la Madone, jardins de Val Rhameh, jardins de Carnolès, jardins Biovès, les Colombières, le Clos du Peyronnet, Maria Serena, Fontana Rosa : Citronniers et orangers, mandariniers, pamplemousses, palmiers, aloès et cactées … Fleurs jaunes, fleurs rouges … Et même des roses en février ! – Si, si, il y en a encore quelques-unes !

J’y insiste : Menton, son casino, le Palais de l’Europe, la Promenade du Soleil, celle de Garavan, l’abbatiale Saint Michel, la rue Carnot et … Et … Comment y va-t-on ?

Eh bien, allons-y par le chemin de fer … Ah bien oui ! Le chemin de fer, quand on demeure à La Rochelle !

Souvenez-vous, pour aller à Séville par voie aérienne, vous avez décollé en direction de … Londres ! – « Low-coast » oblige ! Eh bien, pour aller de La Rochelle à Menton, par le train vous passez … Par Paris ! - Vitesse oblige : Passer par Bordeaux, Toulouse et Marseille, c’est beaucoup plus court et plus logique, mais cela  vous obligerait à emprunter des trains express régionaux, beaucoup plus lents et s’arrêtant à toutes les gares. Cela vous obligerait aussi à changer de train au moins trois fois, en traînant vos bagages sur les quais et ahanant dans les escaliers des passages souterrains :  Descendre aux enfers et remonter péniblement vers le jour … Bref … (Si l’on peut dire !) En passant par Paris, vous gagnez plus de trois heures et beaucoup de quiétude. Il est vrai qu’à Paris, il faut changer de gare, prendre un bus pour cela et puis reprendre le T.G.V. à la gare de Lyon …

De La Rochelle à Paris, le train ne s’arrête que trois fois : Niort, Poitiers, Saint Pierre des Corps. On a aperçu les immeubles de la périphérie de Tours, et puis on a traversé de vastes plaines à céréales. Là où l’on aurait pu jouir du panorama, que l’on sait délicieux, des arbres, souvent, cachaient la vue … Dommage ! On approche assez vite de Paris : Les passagers s’agitent dans les couloirs, récupèrent les vêtements sur les étagères des porte-bagages :

«  Tu oublies ton écharpe : Elle était sous ta veste ! »

Files serrées, groupements impatients. Quelques voyageurs philosophes restent assis. Certains, même, ont jugé qu’ils avaient encore le temps de terminer leur lecture. Ce sont les sages.

Paris, gare  Montparnasse. – « Où se trouve la porte donnant accès aux autobus » ? – « Là » : Descendre les escaliers … Esplanade, La tour … Il pleut.

      «  Prendre le 91 ! »

Des terrasses de cafés, des vitrines de magasins …

«  Combien de stations encore ? »

Bon, cela s’est bien passé, nous sommes à la gare de Lyon … Je vous passe le récit de ces instants, vous connaissez :

«  Regarde tes billets : Quel est le numéro de la voiture ? »

Bon, nous avons trouvé nos places. Le train avance, doucement d’abord, puis il prend de la vitesse au moment où apparaissent les bâtiments des zones industrielles … C’est parti. Il n’y a plus qu’à se carrer dans son siège et laisser aller.

Je reprends ma lecture … Ah ! oui, je ne vous l’avais pas dit : Depuis La Rochelle, je lis « La Semaine Sainte », de Louis Aragon : Prose superbe. C’est le récit du retour de Napoléon, après son exil à l’île d’Elbe : La remontée vers Paris, un fourmillement de troupes, de généraux, de maréchaux, de cavaliers épuisés, de fantassins boueux. S’en va-t-on vers Calais ou bien vers Lille ? Où est le Roi ? Où est l’Empereur ? … Pas facile de suivre le fil ! De la Rochelle à Paris, ça allait encore : On était tranquille. Mais à partir de Paris ! … Comment voulez-vous que je m’y retrouve parmi tous ces Princes, parmi tous ces Ducs, tous ces Barons, ces Commandants et ces Capitaines ? D’autant qu’ils emmènent pour la plupart, soit leur épouse, soit leur maîtresse : Vous savez encore vous, qui était le Prince de la Moskova ? Qui, Marmont ? Qui le général Ruty ? Quelqu’un se souvient-il que Macdonald n’a pas toujours été le propriétaire d’une chaîne de restaurants « fast food » ? - Qui prenait Madame de Visconti pour une productrice de cinéma italienne ? - À tout ce monde-là se mêle Théodore Géricaud, le peintre, dont il faudrait se souvenir qu’il fut Mousquetaire gris, avant de peindre le « Radeau de la Méduse ! !

Dans le calme, on parvient à suivre, à voir à travers cet essaim échappé de son nid et qui bourdonne dans tous les sens … Mais quand vous avez, à votre gauche, un quarteron qui ne cesse de rire à gorges déployées, en s’en  racontant « de bien bonnes » ! – Je ferme le livre au premier arrêt : Ah oui ! Nous devons être à la hauteur de Lyon. Je ne me souviens plus du nom de cette nouvelle gare, en rase campagne : Béton, triste béton ... On ne s’arrêtera plus avant  Avignon, puis Aix-en-Provence. Regarder le paysage ! Ah bien oui ! – Le paysage ! Le soleil gênait ma voisine : Elle a tiré le store. Plus de paysage ! J’essaye de sommeiller, mais aller donc sommeiller quand les conversations vont si bon train ! – En prendre son parti.

Après Aix-en-Provence … On ne vous l’avait pas dit ? … Après Aix, le T.G.V. roule à la vitesse d’un T.E.R. J’ai été surpris : Il ne s’arrête ni à Marseille, ni à Toulon je crois. Où ai-je aperçu la Méditerranée pour la première fois … Si bleue, (Ah ! Je vous y prends, vous l’attendiez, cet adjectif ! - N’est-il pas vrai ?)

Aix-en-Provence, Les Arcs-Draguignan, (Tiens, j’ai laissé passer Le Cannet-des-Maures où j’ai vécu mes dix-huit ans au soleil des jeunes filles en fleurs !), Saint-Raphaël-Valescure, Cannes, Nice-Ville, Antibes … J’ai aperçu Marina-Baie-des-Anges (Après tout, peut-être pas si moche que ça, cette pyramide de béton ?), Monaco (Ah ! Monaco !), Roquebrune-Cap-Martin … J’en oublie peut-être, et je ne suis pas certain de les avoir citées dans l’ordre …

Menton … Enfin ! Il est dix-neuf heures ; nous sommes partis de La Rochelle à sept heures du matin : On aurait eu le temps d’aller à Los Angelès … par avion, il va sans dire !


Menton, c’est une ville d’artistes, tout le monde sait cela. Mais pourquoi faut-il que les édiles aient cru bon de couper la tête à tous les peintres, les sculpteurs, et, sans doute les écrivains qui ont fréquenté les promenades de la ville : Les jardins de Carnolès me donnent des frissons dans le dos lorsque, plongeant dans leurs collections d’agrumes, je me vois obligé de déambuler entre les alignements de têtes qui semblent avoir chu de l’estrade d’une guillotine ! – Têtes de pierre, il va sans dire, que le temps, le soleil et les pluies ont grisées de mousses et de lichens.

Et quand on parle d’artistes, on ne peut faire autrement que parler de Jean Cocteau. Je l’avais laissé à Milly-la-Forêt, il y a bien des années. Je l’y croyais toujours : Il était enseveli dans une chapelle dont il avait lui-même décoré les murs. Sur la dalle de sa tombe est écrit « Je Reste Avec Vous ». Il faut croire qu’il « reste avec nous », même quand on se trouve dans la ville française la plus éloignée de la région parisienne : « Je Reste Avec Vous » … C’est écrit aussi à Menton, sur une paroi du bastion qu’il a choisi pour lui servir de musée. J’aurais bien voulu voir la chapelle de Villefranche, qu’il a aussi décorée … Une autre fois !

Je n’ai pas une passion absolue pour Jean Cocteau, mais il faut reconnaître qu’outre son statut  mondain et apparemment léger, on peut, sans hésitation, lui accorder le statut d’artiste … Qu’est-ce qu’un artiste sinon quelqu’un qui est fondamentalement angoissé, obsédé par le visage de la mort ? Pauvre Jean … Au bastion : Tapisserie d’Aubusson représentant, d’un dessin hallucinant et de couleurs agressives Judith portant, ensanglantée, la tête d’Holopherne, tranchée… Horreur splendide ! Sur les parois de la salle des mariages, à la mairie, de superbes scènes énigmatiques où ne peuvent se lire que l’épouvante, le désarroi et la détresse : Noces aux  airs de fatales corridas … Désespoir d’Orphée : Eurydice s’évanouit aux Enfers ! Au plafond caracole  le poète sur un fougueux Pégase qui l’emporte on ne sait où dans le temps et dans l’espace : Dans le vide … L’ange Heurtebise, déguenillé comme un sale gosse, lance les astres, par poignées, à la face du poète.

Pauvre, pauvre Jean qui n’a cessé de chercher les cœurs parmi les ors et les clinquants … Pauvre Jean, que l’épée d’académicien, arme d’opérette, n’a pas su  protéger tout à fait !

Sur la promenade, juste à côté du bastion, on construit un nouveau musée, de béton, pour abriter les œuvres du pauvre Jean.

- « Je vous livre le secret des secrets. Les miroirs sont des portes par lesquelles la Mort va et vient. Ne le dites à personne. Du reste, regardez vous toute votre vie dans une glace et vous verrez la Mort travailler comme des abeilles dans une ruche de verre. »

- « Ma démarche morale est celle d’un homme qui boîte, un pied dans la vie, un pied dans la mort ».

On entend : - « Maman, tiens-moi la main » !

Orphée, tu abandonnes ta lyre ? – Le clown est triste : Sur le mur du fond, dans la salle des mariages, la capeline de la mariée est de travers. À la place de l’œil du marié, Cocteau dessine un petit poisson … Pirouette ! Mais la pirouette ne dissimule pas les affres du poète.

Au fond, Jean Cocteau, je l’aime bien : Et qu’importent les cabrioles … j’irai, la prochaine fois, si je le puis, voir la villa dont il a décoré les murs, et puis, j’irai, nul doute là-dessus, j’irai jusqu’à Villefranche pour en visiter la chapelle : Ce n’est pas très éloigné de Menton.
Peut-être y retrouverai-je l’étoile qui suit sa signature:

- « Je reste avec vous ! »



En y réfléchissant bien, je crois que c’est cela Menton : Un éclat du soleil dans le coin d’un miroir, fugitif, trompeur…! - Grimaces des pantins de carnaval, en ce jour de février, et masques des enfants ! Le clown a besoin d’être mystifié, il le veut. Mais l’odeur et les ors des citrons, oranges et mandarines!

Grimace : Sur le trottoir de la Promenade, à petit pas, Carabosse pousse son déambulateur, à tout petits pas … Et ricane !
                                                  
                                           *

    SAHAGUN



      En pèlerinage sur le chemin de Compostelle, tout compte fait, on n’a que peu d’occasions de rencontrer des Espagnols. Cela peut sembler assez paradoxal, mais c’est pourtant vrai ! À l’heure où le pèlerin se lève et quitte le gîte, le jour n’est pas levé … Les Espagnols non plus ! Sur le sentier, on marche souvent seul et lorsqu’on s’agrège par hasard à un petit groupe, c’est pour s’apercevoir, la plupart du temps, qu’on y parle français, allemand … Que sais-je ? -  Il arrive qu’on y parle japonais ! Il arrive aussi qu’on y parle le portugais, mais c’est sans doute entre Brésiliens !

L’espagnol, c’est pendant la nuit qu’on l’a entendu brailler dans les couloirs, alors que la fatigue ne nous faisait désirer que le sommeil. On l’entend brailler aussi dans les rues, en pleine nuit quand on a le malheur d’avoir choisi un gîte en pleine ville. Mais les Espagnols, ils ne vivent pas aux mêmes heures que nous : Ils dînent à des heures impossibles et vous aurez bien du mal à trouver un restaurant ouvert au moment où il vous semblerait logique d’être plongé dans le sommeil.

Mais où sont donc passés les Espagnols ? Quand vous traversez un village, il arrive que l’on aperçoive quelques femmes : Elles s’occupent du bétail ou vous attendent au fond de l’épicerie … Les pèlerins, il arrive qu’ils cherchent du pain ou quelque fruit … Au bar, on vous offrira des « boccadillos » ou une « tortilla patata » …Entendez des sandwichs ou une omelette aux pommes de terre. Les « boccadillos » sont exquis, la plupart du temps, ils sont au jambon de pays … Vous êtes chanceux, si l’on vous sert du «serrano», et encore plus si l’on tranche du « patta negra ». Quant à la « tortilla patata », sans hésiter, il faut la préférer à la « tortilla francese » qui ne contient que des œufs : Sans contestation possible, la première tient mieux l’estomac.

Les « bars à tapas », depuis quelques années, en France, on connaît … Ils sont même devenus à la mode, mais ceux d’Espagne vous ont des qualités extraordinaires : On croque les olives et l’on jette les noyaux au pied du comptoir … C’est incroyable ce que l’on peut laisser tomber sur le plancher : peaux d’oranges, coquilles d’œufs, paquets de cigarettes vides … Cela finit par donner un air convivial à nul autre pareil ! En tout cas, les bars à tapas, sur le chemin, vous sauvent de la famine, tandis que les restaurants ne sont pas ouverts. On y boit, le plus souvent du « cafe » ou du « cafe con letche », ( En espagnol on ne met pas les accents aigus, ni les accents graves, mais on prononce comme s’ils y étaient, par contre on écrit des signes que nous ne comprenons guère).
J’ai eu un compagnon qui, lui, buvait cul sec un « Carlos Tres », c’est aussi fort que le cognac ! Souvent, il en avalait deux, coup sur coup …

Sahagun est entré dans ma mémoire et n’en sortira pas de sitôt. J’y suis passé deux fois. C’est une ville que l’on atteint après une longue ligne droite sans grand attrait. On a laissé derrière soi Carrion De Los Condès où il n’y a plus de comtes depuis longtemps et l’on garde encore le souvenir de Fromista où s’inscrit sur les chapiteaux de l’église romane le récit du Nouveau Testament. La route atteint une fourche,  sous le pont de béton. J’ai eu juste le temps de me retourner, j’avais perdu le compagnon avec qui je marchais depuis trois jours : Évaporé ! J’eus beau écarquiller les yeux … Il faisait plein jour pourtant … Nous étions au beau milieu de l’après-midi. Disparu ! La route se sépare en deux, mais le terrain est plat et nu ! Il y a dans le Nouveau Testament des phénomènes semblables : Jésus qui apparaît ou disparaît … Mais mon compagnon n’était pas Jésus, c’était un Espagnol natif de Majorque … Un excellent marcheur, qui retenait son pas depuis trois jours par pitié pour moi. Je ne l’ai jamais revu !

Sahagun, un peu avant d’y arriver, nous passons devant la porte d’une ferme : Porte cochère, grande ouverte : On distingue dans la pénombre un amas de matériels agricoles. Au bord du chemin, une grande table est dressée et, à mon approche, une vieille femme s’empresse : Sur la table un panier et une cruche … Un petit écriteau : « Agua, higos y amor ! » J’ai mangé une figue sèche, j’ai bu de l’eau de la cruche … J’ai rêvé d’amour. On a donné un coup de tampon à date sur mon carnet de pèlerin et :

     - «  Dos euros, por favor ! »

À mon second passage dans la même ville, j’ai rencontré une autre vieille, au coin d’une rue, tout près du couvent.
Femme que l’âge pliait, vêtue de noir, portant un cabas noir également :

-     «  Vous allez à Compostelle ? »

Réponse affirmative …La vieille dame plonge la main droite dans son sac :

-     « Tenez, ceci est pour vous, mais priez pour moi à Compostelle ! »
-      
Elle me tend un pot de yaourt, me dévisage, puis plonge à nouveau la main au fond du sac et … Me tend un petit pot de miel et trois biscuits. J’accepte … Je prierai pour elle à Compostelle ! J’imagine qu’elle est là tous les soirs, à l’angle des rues, pour attendre le pèlerin qui va passer …

L’église de cette ville, ou tout au moins l’une des églises de la ville, a été transformée : Au rez-de-chaussée une salle de spectacle a été aménagée. À l’étage se trouve le dortoir des pèlerins : J’ai eu la malchance de vouloir y dormir un soir où l’on donnait un spectacle !

Mais mon souvenir le plus ému est sans aucun doute celui qui me ramène chez le « sabatero », autrement dit le cordonnier qui tient boutique près d’une petite place : Ma semelle était décollée. Je traînais cet inconvénient depuis longtemps et le handicap était fort gênant !

La boutique était minuscule, très sombre. Le cordonnier était un colosse revêtu d’un, tablier de cuir comme les professionnels en portent depuis la nuit des temps. Trois compagnons étaient là, devisant …

- « Allez, que tout le monde sorte : Je vais réparer la semelle du pèlerin. Revenez quand cela sera fini ! »

Sahagun … Quand on quitte la ville, dans le petit matin, c’est pour prendre le chemin qui conduit à Burgo  Ranero : Long chemin désertique au bord duquel les maisons sont de terre crue mêlée d’un hachis de paille …


                                          *


                                    UTUROA


Uturoa est une petite ville. En fait c’est tout juste si l’on peut parler d’une ville. Je crois bien pourtant que c’est, en dehors de Papeete, la plus grande agglomération de la Polynésie Française …
« encore française  »  disait un méchant gamin en croassant .   Elle est la capitale de la circonscription des Îles-Sous-Le-Vent et, à ce titre, elle a l’honneur d’héberger un administrateur qui a rang de sous-préfet. Elle a même le grand honneur d’abriter deux administrateurs, depuis que le président du « Territoire » … (Pardon, du « Pays d’Outre-Mer ») a cru bon de nommer un administrateur « territorial » pour doubler l’autre : celui qui représente l’État.

En fait, lorsque j’y suis arrivé pour la première fois, et c’était en 1967 je crois bien, Uturoa était une toute petite ville, une bourgade, dirait-on … Et encore !

Un quai de béton, en face de la passe qui permet aux bateaux de pénétrer dans le lagon. Une rue d’un kilomètre de long peut-être. Une petite église au toit de tôles ondulées, rouge. Un temple protestant, avec son toit rouge également et également fait de tôles ondulées. Un semblant de place publique (mais je me demande si son aménagement n’a pas été beaucoup plus tardif). Des bâtiments de bois, couverts eux aussi de tôles, mais souvent rouillées et rafistolées … Ils ont résisté tant bien que mal à tant d’années qui passaient, à tant de pluies, à tant de vents ! - N’y, demeurent à cette époque quasiment que des Chinois. Ils y tiennent commerce et c’est bien là la fonction essentielle de la « ville » : On y vient, en voiture, pour faire ses emplettes. On vit ailleurs, tout au bord du lagon. En somme, n’étaient les bâtiments des écoles (Catholiques, Protestantes et Publiques), Uturoa ressemblerait beaucoup aux petites villes du Far West auxquelles nous ont habitué les films de cow-boys, à la différence près que je ne me souviens pas d’y avoir connu de cafés, de bars, ni même de terrasses ou d’enseignes d’hôtels … Il devait bien y avoir quelques bars pourtant, sombres et assez louches, dans des baraques de tôles, derrière le marché couvert où les producteurs des îles voisines dormaient parmi leurs pastèques. Devant les magasins, les voitures faisaient le plein d’essence, pompée à la main, directement des fûts en acier.

Dans chaque magasin logeait une famille chinoise, grands parents, parents, enfants et bébés compris. À toute heure du jour et souvent même la nuit, la mère tenait la caisse, faisant, à une vitesse folle, glisser et cliqueter les boules du boulier pour calculer les prix. Le père assurait la manutention, les enfants ensachaient le riz, la farine  et le sucre. Les grands parents surveillaient les chalands et donnaient un coup de main. Les enfants, j’y reviens, manipulaient le fer à repasser, le soir, sous l’œil de la grand’ mère,  afin de pouvoir se présenter impeccablement à l’école le lendemain. Tout le monde mangeait et couchait dans le magasin : Des fourmis, vous dis-je !  Dans un magasin chinois, on trouve de tout : Il suffit de demander … Ce que vous voulez se trouve forcément quelque part, sous ou bien sur … Ou bien à côté de… Mais c’est forcément là. Depuis combien de temps est-ce là ? – C’est arrivé il y a longtemps sans doute et c’est peut-être couvert de poussière … Mais le « Taporo », le petit caboteur qui vient régulièrement de Papeete décharge non moins régulièrement le tissu, le riz, les produits d’entretien, les bouteilles de gaz, les casseroles, les boîtes de petits pois ou de corned-beef, la bière (Ne pas oublier la bière en bouteilles !) … La marque est indiquée sur l’étiquette : Hinano … Elle est fabriquée à Tahiti. On m’a souvent dit que la cargaison de bière du bateau était aussi vite consommée que déchargée !

Au fond des magasins, des congélateurs s’ouvrent et se ferment : Ils contiennent les réserves de poisson et de viande. C’est un peu plus loin, sur le bord d’un petit ruisseau, que l’on abat les bovins … On dit que les anguilles, énormes, abondent là où « le Chinois » jette les tripes …

Au bord du lagon, quelques appontements qui servent à charger le coprah. On voit aussi, sur un sol de grillage, un élevage de poules : Nul besoin de nettoyer les déjections, qui passent au travers du grillage : Cela simplifie la vie …

Carrément dans le lagon, à portée d’un jet de pierre, on voit de petites cabanes de bois et de bambous, surélevées sur des plates-formes : La porte est voilée d’un paréo aux couleurs éteintes par le soleil … Ce sont les « commodités » vers lesquelles on peut voir se diriger « Tané » et « Vahiné » quand un besoin pressant et non moins naturel les y pousse. On dit que là aussi, le poisson abonde !

On ne se promène pas, à Uturoa : On y vient pour accompagner ses enfants à l’école, pour aller à la poste, pour aller au bureau de l’administrateur ou encore pour faire des achats, pour faire entretenir son bateau, pour une convocation au tribunal, ou pour faire ses dévotions le dimanche. Que viendrait-on faire d’autre, dans cette ville fantôme, enlaidie par les lignes électriques tirées n’importe comment, n’importe où, d’un transformateur à l’autre  (Et les transformateurs sont d’affreuses boites suspendues aux poteaux) !

Des hôtels … J’y reviens, au fait … Il y en a bien un : Classiques paillotes sur piliers de bois, au ras de l’eau …Six ou huit paillotes sans doute, chacune possède son plancher à fond de verre, qui permet de voir le monde sous-marin. Bambous et toits de feuilles de pandanus. L’allée est ornée de grands « Tikis » taillés dans des troncs de cocotiers. Cela s’appelle le « Bali Haï » et l’on aperçoit des « speed-boats » à moteurs hors-bord, qui convoient des retraités américains que l’on mène aux plages blanches des îlots, (Là-bas, on dit les « motu »). Un petit avion « Twin-Otter » les ramènera dans quelques jours vers Tahiti.

Le grand changement est d’abord venu subrepticement : Personne ou presque n’était au courant. Presque rien n’avait eu lieu … Des géomètres étaient venus au pied de la montagne, dans la plantation de citronniers. Ils avaient dressé des lunettes et des mires. On les voyait s’incliner, saluer, se relever, marcher et griffonner : C’était un lycée professionnel que l’on devait bâtir ici, pour l’ensemble des enfants des Îles-Sous-Le-Vent. Les citronniers ne furent pas coupés tout de suite, mais l’on posa les clôtures de fil de fer barbelé. La maison du gardien chevauchait la clôture ? – Qu’importe, on ôta une planche au mur, à l’Est … Une autre planche au mur de l’Ouest : Par les ouvertures, on passa le fil de fer. Il traversait donc la maison ! … Peu importe, et le gardien chinois s’en accommoda.

J’ai connu le grand chambardement, à Uturoa.  Lui, il vint tout à coup.

On conserve, dans les studios d’Hollywood les décors des villages du Far-West : Ils serviront pour de prochaines prises de vue. Ici, tout le village est tombé d’un seul coup, ou presque. On avait construit quelques bâtiments de parpaings, en y prévoyant des magasins nantis de belles vitrines … On abattit toutes les constructions de bois, toutes, tout au long de la rue, toutes à la fois ! – Cela commença par les toitures : On avait dressé les échelles, on arracha les tôles, qui tombèrent au sol avec des bruits de tonnerre. Certaines tombaient verticalement, net … D’autres planaient un moment avant de heurter le sol. On les empilait toutes en tas … Cela peut resservir. On s’attaqua ensuite aux charpentes : tenailles, marteaux, pieds-de-biche … Cela allait bon train : Les termites avaient fait leur travail, il n’était pas trop difficile de le terminer ! Puis ce furent les persiennes, les portes et les fenêtres … Les parois enfin, dans de grands craquements et de nombreux nuages de poussière.

Les rats avaient filé depuis longtemps. On les avait vus prendre la clef des champs.

En trois ou quatre jours, il ne restait plus rien : Ville de pionniers, ville disparue ! En a–t-on conservé quelques photos ? Ah-Tchoung a rassemblé ses marchandises derrière sa vitrine, amoncelées, comme autrefois !


                                                  *


                                               PARIS


La Place Royale fut conçue par Henri IV, dit-on. Elle fut achevée sous le règne de Louis XIII. Au centre du square, c'est Louis XIII qui chevauche un cheval de pierre. Un pigeon, souvent, se pose sur sa perruque. Il y dépose sa fiente.

Richelieu habita ici, et Marion Delorme, et, plus tard, Victor Hugo et Théophile Gautier. La Marquise de Sévigné y demeura. Le Capitaine Fracasse traîne toujours sa rapière sous les voûtes puissantes de la galerie. Sur un banc, près des marronniers qui font de l'ombre au cheval du Roi, un homme à cheveux blancs courbe le dos, c'est Monsieur Madeleine, et voici Cosette qui, dans l'allée, saute à la corde.

Dans l'obscurité, sous l'un des porches, deux jeunes gens ont étendu une veste sur les pavés. Un duvet léger, sur leur joue, se dore dans un rai de lumière. Ils jouent un air de Lulli,  je crois. Une flûte est accompagnée d'une cabrette. Quelques pièces luisent.

Derrière les grilles, les tilleuls moussent d'un vert tendre et neuf. Ce sont les tilleuls qui m'ont fait venir jusqu'ici : Une polémique que j'avais lue dans quelque revue ... Fallait-il arracher les tilleuls pour rendre à la place son aspect d'origine ? _  On les a conservés. C'est bien, ainsi. Par contre, maintenant que sont sauvés les tilleuls, il faudrait penser à la Place Des Vosges.

Depuis longtemps Cinq-Mars a disparu, qui faisait la cour à Marion. Javert ne guette plus derrière les piliers. " Tra-Tra...", la Marquise s'en est allée vers le boulevard Beaumarchais, les chevaux de sa voiture claquant des fers en passant devant le joueur de cabrette. La soubrette ne se penche plus à la lucarne qui s'ouvre au milieu du toit bleuté. Les Mousquetaires ne font plus sonner leurs éperons et leurs ferrets.

Les toits sont crevés. Au milieu des façades de brique rose à colombages, j'ai vu des fenêtres borgnes. Certaines vitrines d'échoppes sont aveugles et barrées de planches clouées. Dans le jardin, la pelouse est devenue lépreuse ... Paris ! Oh Paris ! La Place des Vosges est austère et sévère, mais elle est admirable de formes, de grâce et de proportions.

Il faut imaginer les façades ravalées, les voûtes réparées, les ardoises remplacées ...

Un libraire ... Sa vitrine montrant de belles reliures rouges ou moirées, peut-être. Un sellier ... La Galerie de Flore pourrait être conservée. Il faudrait pour cela en changer la porte de verre, dont la poignée est vraiment mal choisie pour l'endroit. Les boutiques des antiquaires ? -  Oui, on pourrait les conserver, surtout celle dans laquelle on vend des armes et des armures ... On trouverait bien quelles boutiques à installer encore, qui ne seraient pas déplacées ici ... Et puis on ferait ôter les affichettes de publicité qui sont collées sur les vitrines . On laisserait les tilleuls ... Ou on les enlèverait ... Ce n'est pas l'important, à condition que l'on refasse le jardin ... Gazon ? - Entrelacs "à la Française" ? _  Qu'importe, si tout est bien soigné ! ... Ne pas tarder, surtout : Ce sont déjà des taudis qu'il faut sauver.

Elle est belle, très belle, la Place des Vosges !


                                                *


                                                               
                                       BORDEAUX … 
                                                             un dimanche



 Quelle est donc cette ville vide
Ville de notaires
Ville à vendre
Pas de portes
Et l'église des Carmes déchaux
Par appartements

Ville qui tourne le dos
Se ferme entre ses murs
Se clôt derrière ses mots
On la dit née du fleuve
On n'y peut jamais tremper la main dans l'eau

Mémoire du lotus
Parti à la dérive
Îles en escale
Au bout du cours du Chapeau Rouge
Place de la Comédie
Images en miroir
Îles de mémoire

Il est interdit de marcher sur les pelouses
Sous peine de poursuites
Ah ! Je veux qu'on me poursuive
Autour des magnolias ...


                                                   *


C'est fou, ce que l'on peut mettre dans mon verre, vous savez, un beau verre de l'INAO (Institut National des Appellations d'Origine ... ) ! ... C'est un verre à pied, un verre élancé, tulipé. C'est un verre qui se gonfle et puis dont les bords se resserrent, pour conserver au vin tout son arôme et tout son bouquet ... Ah ! mais ! ... C'est que ce n'est pas la même chose, l'arôme et le bouquet ! Le premier est dû au cépage et le second se développe au cours du vieillissement. Si vous ne parvenez pas à distinguer toute la subtilité des différences, plongez le nez dans votre verre et humez ...

Mais avant de humer ainsi, et si vous ne voulez point déchoir dans l'estime des connaisseurs, vous devez saisir le verre par le pied, le lever à hauteur de vos yeux, à contre-jour, apprécier la robe du vin : Rouge sombre, rouge-rubis, grenat, grenat brillant, grenat-pourpre, grenat-violet, grenat-sombre, noir, grenat-noir, robe flamboyante à reflets violets ... C'est fou ce que les vins de Bordeaux peuvent apporter comme nuances aux galbes de mon verre : En se vidant, la bouteille le remplit de fleurs ou de gemmes en fusion.

Après avoir admiré, vous pouvez sans crainte prendre l'air d'un connaisseur. Mais à ce moment précis, les choses se compliquent : L'instant est venu d'apprécier le nez ... C'est le vin, au bout du compte, qui a un nez, ce n'est pas vous ! Il vous faut saisir le verre par le pied, entre deux doigts. On pourra vous expliquer que, si le verre a un pied, c'est pour vous éviter de transmettre au vin, par l'intermédiaire des flancs du verre, la température de votre paume. Car il vous faut déguster chaque vin à une température spécifiquement adaptée. Il y a des thermomètres pour cela; on en vend dans les caves bien fréquentées. Bon, tenant votre verre entre deux doigts, par le pied, vous devez le faire tourner, pour imprimer à la liqueur une rotation qui va créer en son coeur un tourbillon, un Maëlstrom en réduction. Cela s'appelle aérer le vin.C'est indispensable pour lui permettre de développer ses arômes et son bouquet. Attention, regardez bien comment s'y prennent vos voisins avant de faire tourner votre propre verre : Le petit Maëlstrom se creuse aisément et il arrive qu'un tsunami en réduction se crée, vous arrosant les pieds ou le gilet ... Ou bien, tout à la fois, les pieds et le gilet de votre voisin ! Vous avez réussi ? - Parfait ! Conservez un air parfaitement dégagé et humez ...

Nez de fruits rouges ou de fruits noirs, de cerises, de cerises confites, de griotttes, de cassis, de fraises ou de framboises, de myrtilles, de gelée de mûres, de pruneaux, nez de prunes rouges, de fruits compotés, nez de rose rouge, d'épices douces, de pain d'épices, nez de grillé, nez de cuir (oui, de cuir, et Jean de Lavarende n'y est pour rien là-dedans; n'en faisons pas un oenologue averti ! ), nez boisé, nez cacao, nez café, nez de vanille, nez de poivre, nez de poivron, nez de violette, de pivoine, de thym grillé avec des notes de truffe et de muscade, beau nez réglissé, nez assez frais, explosif aux arômes délicats, nez de fumée de bois ... Et si tout cela vous laisse pantois, ne perdez pas votre air assurément compétent, dites : " Ce vin a un caractère très expressif ! ", cela n'engage à rien.

Au goût ... Mais encore faut-il savoir s'emplir la bouche, faire passer le vin sur et sous la langue, lui faire baigner la luette et la gorge, le mâcher puis, éventuellement, le cracher dans le bac à sable ... Regardez comment font les autres ! Au goût, il faut apprécier d'abord la constitution générale du vin : La finesse, le corps ... Le vin est corsé, charnu, charpenté, plein, équilibré, élégant, racé ... Ensuite, on doit juger la douceur : Le vin est souple, moelleux, rond, coulant, velouté, soyeux, tendre, gras ... Enfin il reste à évaluer la "vinosité" : Le vin est nerveux, capiteux, chaud, généreux, puissant ... Autrefois j'entendais dire que le vin avait " de la cuisse "... Ah! Ces vins qui avaient " de la cuisse" ! Mais aujourd'hui, je crois que les vins n'ont plus de " cuisse ", et je trouve que c'est bien dommage ! ... Il y a bien encore un vin qui se dénomme " Cuisse de Nymphe "... Mais ce n'est pas un grand vin paraît-il, et puis je crois que c'est un rosé !

De nos jours, on verse dans mon verre INAO tant de couleurs, tant de gemmes, tant de fruits, tant d’épices ... J'y trouve tant de gras, tant de tannins, l'attaque est si friande, la bouche est si serrée, si racée, la finale si longue est si fruitée ! ... Il n'empêche, je regrette la
" cuisse " !

... Tout cela à propos des grands Bordeaux ... Mais une piquette bien fraîche, bue à la régalade sous le jet d'une gourde en peau de chèvre ! Cela aussi vous a un goût de petit bonheur !


                                    
                                                     *


                                   SANTIAGO DU CHILI


Jusqu’à dix heures du matin, personne dans les rues de Santiago … Désert, rideaux des boutiques fermés. Dix heures : Les « envahisseurs » : Costumes sombres, classiques, stricts, chemises blanches, cravates, coiffures lissées, attachés-cases : C’est la Chaussée d’Antin, à Paris, c’est la rue Sainte Catherine à Bordeaux … On court, on trotte, en rangs serrés : Malheur à celui qui ne suivrait pas le flot !

Des employés roulent dans des brouettes des sacs transparents pleins de pièces de monnaie : alimentation des tiroirs-caisses des magasins.

Le Palais de la Moneda : Pas très spectaculaire. Ici périt le Président Allende. La place est nette.

Boutiques, boutiques, boutiques : On court, on court !

Églises austères, comme bâtiments Louis XIV. Nefs voûtées comme galeries du Louvre . Dans leurs églises, les Chiliens habillent leurs statues : Beaucoup de statues dans les églises, et beaucoup d’ex-voto. Confessionnaux toujours pleins : On confesse, on prie.

Mendiants, beaucoup de mendiants, femmes, hommes, un cul-de-jatte, un autre qui l’est presque. Sébiles en matière plastique, secouées.

Escalators, escaliers, galeries commerciales … Comme à Québec, comme à Paris : « fast-food, hamburgers, poulet rôti (« polo ») !

Place d’Armes : Pedro de Valdivia sur son cheval de bronze, tous deux plus grands que nature. Les héros ont traîné depuis Madrid et jusque-là leurs armures rouillées et leurs épées … Prendre conscience du fait que la revendication d’indépendance des colonies espagnoles d’Amérique du Sud coïncide avec l’arrivée de Joseph Bonaparte sur le trône ibérique. C’était … Avant hier !

Depuis mille neuf cent quatre-vingt-douze seulement un monument dédié « Aux Peuples Indigènes » … C’est bien le moins !

Dans les rues, vers midi, tombe au moins la moitié des vestons. On garde les cravates sur les chemises. Pizzérias et « fast-food » bondés : On pose son plateau là où on le peut. Des voitures blindées collectent les fonds des tiroirs-caisses . Dans le « Paseo Humada » , un petit homme grimpe sur un muret pour jouer du saxo. Plus loin, il y a un harpiste. Une voix … Ô, cette voix ! Une voix de femme chante une déchirante complainte.

Dans les galeries commerciales : « Petit Papa Noël » … Tiens, c’est vrai, c’est bientôt Noël … Et c’est le bel été austral ! Et puis, l’air de « Docteur Jivago ». Ici, comme ailleurs, banderoles qui proclament : « Achetez maintenant, vous paierez en février ! Offrez à votre enfant un vélo de couleur !»

Marché central : ça sent le poisson ! Montagnes de fruits : abricot, pêches et cerises … Si vous avez compris ce que veut dire « corrazon de paloma», vous avez compris que ce peuple est bien sorti d’un essaim provenant lui-même de la ruche européenne. Quelques cabarets minables, entourant les halles : Ils sentent la marée eux aussi. Aller voir l’ancienne gare des chemins de fer, devenue le Centre Culturel Mapuche. Pauvres Indiens Mapuches ! La gare est une structure métallique signée Gustave Eiffel … On songe à la gare Saint Lazare. Lorsque j’y arrive, il n’y a rien à  voir : C’est vide, on prépare une exposition.

Aperçu le Musée précolombien … Par hasard. Assez beau bâtiment, beau cloître : On y sert du café et des croissants parisiens :

«  Cafe croissants … The french bakery cafe. »

Plazza de Armas : Kiosque à musique … C’est le soir et pour le moment, on y joue aux échecs : Des dizaines de petites tables sur lesquelles on joue en silence … Petits boulots, comme à Bangkok : Antiques chambres noires des photographes ambulants, boîtes des cireurs de chaussures …

 Tous les autres passent à l’ombre, emprunte le trottoir  au soleil, il sera pour toi seul ! De la même façon, sur la place, tous les bancs sont libres, au soleil.

Il y a partout des Pères Noël !

Lorsque je reviens, vers vingt-deux heures, les magasins sont encore ouverts et les achats vont bon train. La foule est encore incroyablement dense dans les rues de Santiago et les Chiliens se rendent sur la place en famille. Le kiosque a été évacué par les joueurs d’échecs. Ils continuent à se livrer à leur sport favori, mais dans les allées. L’Armée du salut s’est installée à leur place, pendant que des jeunes filles et des soldats font résonner leurs tambourins. Au centre de la place, la célébration de la Nativité a fait … naître des Pères Noël auprès de chaque photographe. D’un côté dansent des acrobates, de l’autre des artistes proposent des dessins : Caricatures ou tableaux peints à la bombe à peinture. Les prédicateurs de je ne sais quelles sectes bibliques prêchent avec véhémence. On s’assied, on se promène, on bavarde. La chose que je ne saurai pas, c’est l’heure à laquelle les gens se couchent : Je serai parti me coucher avant eux !


Pablo … Pablo Neruda … C’est un peu pour toi que je suis venu ici. Je t’ai cherché à la « Chascona », ta maison de Santiago. Je t’ai cherché à « Isla Negra », dans ta maison au bord de la mer.

Voix profonde et forte de Pablo … Pardonne moi si je te tutoie, c’est ainsi que l’on parle avec les morts, en signe de fraternité. Tu es entré en communisme, je pense, comme on est amoureux, parce qu’on croit en l’amour, comme on entre en religion parce qu’on croit en Dieu. Forte gueule et grandes tapes dans le dos, comme Hemingway. Est-ce que tu t’es réveillé un jour, toi qui mourus à l’arrivée de Pinochet ? As-tu senti un jour, toi qui chargeais les fusils de balles et de mots … Pour que fleurissent les coquelicots … As-tu senti un jour que tout cela n’était qu’utopie malfaisante? Je ne te fais point reproche d’avoir tant parlé des fumées de Madrid, mais d’avoir si peu dit à propos des Alakalufs et des Yaghans assassinés. Mais peut-être ne t’ai-je pas assez lu ?

Il n’empêche, Pablo : Ce monument « Aux Peuples Indigènes », visage brisé arraché au rocher, séparé des symboles de sa race … J’aurais aimé que toi, avec les formidables matériaux de ta voix, tu dressasses semblable monument … Pas pour te disculper : Les pauvres types que la misère et le destin jetaient sur ces terres, venant d’Espagne, n’ont rien à se faire pardonner : Ils ont vécu - Mais il te revenait sans doute de dire que le train roulant vers Temuco écrasait des hommes – Et ton père n’y est pour rien, bien sûr !

Le dernier mot du visiteur, qui n’est passé que rapidement, si rapidement ! - Dans ton bureau et dans ta chambre, Tous ces objets rassemblés – J’allais écrire entassés – Toutes ces maisons construites … Car tu en as une troisième, je le sais, à Valparaiso. Toutes ces maisons achetées et modifiées, toutes ces pierres et tous ces symboles, toute ces couleurs – Et je me souviens du bleu des lapis-lazuli  - C’était bien, tout cela, pour lutter contre l’impermanence – C’était bien pour lutter contre la mort, n’est-ce pas ? – Tentative vaine ! … Et la girouette, à « Isla Negra », la girouette qui a la forme d’un poisson, la girouette chante l’impermanence !


                                           *


                        VALPARAISO

Ruée vers la Californie
Hardi les gars
Vire au guindeau !

Tafia à pleins barils
Accordéon
Des filles et des chansons

Funiculaires bringuebalants
Maisons de bois dans le faubourg
Souvent de guingois

Au long des trottoirs s’étalent
De misérables brocantes
Des fruits et du poisson

Mais la ville en gradins
N’est que fantôme
Aux façades les corniches sont cariées

Dans le port trois ou quatre navires d’acier
Là où mouillaient l’Ambassador
Et le Cuty Sark son frère jumeau

Dans les bars à tango
Souvenez-vous des matelots
Accordéon
Des filles et des chansons

                                                *

                                       VOLCANS

 Tout va bien
Nous avons quitté Santiago depuis près d’une heure
Les réacteurs chuintent régulièrement
Ma voisine dort
La cabine est emplie d’une lumière douce
Pas un cahot
Nous survolons la Cordillère des Andes
Cachée sous une mer de nuages
Ininterrompue
D’un blanc luminescent
Nous allons vers Puerto Montt

Trouée
Montagnes enneigées
Vallées
Longs torrents étroits
Rectilignes
Glaciers
Pas une vie

À nouveau les nuages
Seuls émergent les sommets de trois volcans
Incongrus
Trois cônes parfaits
D’où s’élèvent de légères fumées
Le plus éloigné doit être celui du volcan Osorno
Araucanie !
L’appareil plonge vers le terrain d’atterrissage
L’Océan
Chiloé
                           

                                              *


“Mon cœur est un cerf-volant . Quand vous êtes venue, il s’est envolé.”

C’est la vie !

La jeune femme qui me servait de guide était charmante. Ayant vécu à Paris, elle parlait un excellent Français... Un sourire !

« Mon cœur est un cerf-volant. 
Ah ! Coupez donc cette ficelle qui le retient !” Bondira-t-il ?
- Il va retomber ! »

La maison de Pablo Neruda, à Santiago, s’appelle “La Chascona”. J’ai appris aujourd’hui que cela signifie “l’ébouriffée” ... Mathilde, l’ébouriffée.


Aujourd’hui, je suis allé à Isla Negra, qui n’est pas une île et qui n’a rien de noir, ni même de sombre. “Isla Negra”, c’est un mot, juste un mot. Je dois dire tout de suite que je suis heureux de cette visite. J’aurais conservé pour le restant de mes jours le regret de ne pas être allé là-bas ! Ah ! lisez donc le Mémorial de l’Île Noire !





La Nuit à l’Île Noire


« Une très vieille nuit et un sel en désordre
cognent contre les murs de ma maison :
l’ombre est seule et le ciel
est maintenant un battement de l’océan,
ciel et ombre
éclatent avec un fracas de combat démesuré :
toute la nuit ils luttent ... »

(Pablo Neruda)





Cent vingt kilomètres de Santiago. Vous quittez la ville, vous traversez la « plaine de Toulouse », sèche. Vous traversez les plateaux du « Lauraguais » ( à vrai dire, il y a moins de cailloux, mais c’est tout aussi désert ! ). Collines de la cordillère littorale, usées, arrondies, sèches. Vous approchez de l’océan ... Et vous pouvez imaginer que vous êtes quelque part dans les Alpilles. Vous débouchez enfin sur un paysage des Landes, très abîmé comme il y en a chez nous : clôtures de guingois, baraques de marchands de frites, vides à cette saison, terrains de camping désolants, panneaux publicitaires immenses ( Ah ! Coca Cola ! ). Tout cela attend le peuplement par les vacanciers. Il y a là toutes les formes de mauvais goût que l’on peut trouver chez nous.

Terres pelées, sèches. Une plage ... De sable noir (Vous voyez bien, qu’il y a quelque chose de noir !), autour de laquelle sont bâties des maisons de bois qui auraient besoin d’être repeintes. Bougainvillées, jacarandas en fleurs, bleus. Géraniums, ficus ...

Face à la maison de Pablo Neruda, des hurluberlus (des “artistes contemporains” , aurait dit quelqu’un de bien connu chez nous !), des hurluberlus ont badigeonné je ne sais quoi sur les rochers, dans la mer, à grands jets de bombes à peinture. Un “buste” du poète, informe, a été cimenté sur un rocher. Comment a-t-on pu laisser là cette horreur ?

Mais aujourd’hui, j’ai décidé d’être heureux : Plus de critiques donc ! Parlons de la maison de Pablo Neruda. C’est pour elle que je suis venu ... Enfin, pour lui ! Elle a été bâtie par morceaux, successifs et disparates, juxtaposés, un peu comme la “Chascona”, l’autre maison, de Santiago. On est en train de lui ajouter une extension pour y loger la collection de coquillages, qui n’a pas trouvé sa place encore.

-”Mais cette extension avait été prévue par Neruda.”

Savez-vous que la plupart de ces coquillages ont été achetés aux “puces” de Clignancourt !


La visite se déroule au galop. Peu de temps pour s’imprégner de quoi que ce soit. Peu de temps pour rêver. Vous pourriez croire que, si l’on vous bouscule, c’est parce que la visite d’un Ministre, à tout le moins, est annoncée . Mais non! Il paraît que c’est toujours ainsi. J’ai bien essayé de protester, de traîner un peu, mais on m’a regardé soupçonneusement.

On pourrait fort bien se représenter une maison de Saint-Trojan-les Bains (Oléron, Charente Maritime )
Plafonds de bois, en forme de carène de bateau renversée. Accumulations ... Accumulations de figures de proue, de maquettes de bateaux, de verres colorés, de bouteilles, d’instruments et d’objets bizarres. Il y a une vaste pièce avec une vaste cheminée. Les murs de cette pièce sont couverts de rocaille brute et de lapis-lazuli. Corne de narval (la licorne de mer), un cheval naturalisé, debout sur ses quatre jambes. Un vrai cheval, à robe dorée. Les amis de Pablo ont offert les harnais et autres accessoires ... sans se concerter, ce qui fait que le cheval a trois queues, dont une noire ! Étriers, selle, mors ...

_”Mais comment entretenir une maison pareille pour que ne s’accumule pas la poussière ?

-” Je pense que, tout simplement, Neruda n’était pas obnubilé par la poussière“


Vue superbe. ( Attention, Michel, tu fais dans les superlatifs ! ) Vue superbe sur l’Océan Pacifique. Rouleaux puissants, odeurs de varechs. Pablo et Matilde reposent dans le jardin : Mort à la “Chascona”, le poète aura attendu pendant vingt ans le transfert de ses cendres à Isla Negra ...

Je suis heureux d’être venu là. Mais le poisson-girouette qui sert d’emblème, tournant à l’intérieur de l’astrolabe, sur le toit de la maison, conserve-t-il le symbole de l’Esprit ?

Il faut craindre qu’une fois de plus, un crime ne soit en train de se commettre ici. Crime de “marchands de frites” ! Malgré tout, de ma visite, me voici revenu un peu plus riche, un peu plus capable de comprendre.

Pour le retour, nous avons pris une autre route. La “plaine de Toulouse” était un peu plus verte cette fois, avec quelques vignes, quelques champs de maïs. Il n’en reste pas moins que ces vastes étendues sont vides ou brûlées. Les terres appartiennent à de gros propriétaires, elles ne sont pas cultivées parce que les salaires des ouvriers agricoles sont bas, très bas. On se presse dans les faubourgs de Santiago, et la campagne est vide !


Route de l’aéroport. Des kilomètres et des kilomètres de terrains de foot, déserts à cette heure, et pelés, décapés, terre rouge.
Combien de terrains de foot ?

Le chauffeur du taxi qui m’emmène, et qui baragouine un peu l’Anglais, connaît le nom de Michel Platini.

Gare centrale : Architecture métallique du début du vingtième siècle, importée directement de France. Sur les bas-côté, fleurs bleues des chicorées sauvages.

Et, tout à coup la merveille de la floraison d’un jacaranda !

                                                *

                                         TOULON


Liesse à Oran, pour la célébration de la libération de Paris. Tout le monde en fête, sans distinctions, les “Arabes” comme les Européens et tous au beau milieu de la rue. Drapeaux, lampions, musiques et chansons ; J’avais treize ans.

Peu après, nous avons rejoint la France à bord du tout premier paquebot en partance. Il s’appelait le “Médi II “. Nous avions, j’ignore à quel titre, mais sans doute était-ce parce que notre père s’était bien débrouillé, le statut de rapatriés sanitaires.


Nous avons débarqué à Toulon : ferrailles tordues de la flotte sabordée, ferrailles noires, acérées et sinistres, émergeant des flots ... C’était donc cela, la guerre ! Longues files d’hommes habillés de drap vert-de-gris, à calots ou bizarre casquette. On lisait les lettres P.G. dans leur dos, (prisonnier de guerre). Longues files d’hommes humiliés : Les “Fritz”, montant les passerelles, les redescendant avec des colis sur le dos, fourmis ... hommes de bât !

... Le train : Wagons sales et puants. Le train se détourne ou s’arrête, à chaque pont détruit ... C’est donc cela aussi, la guerre ! On nous oublie sur une voie de garage, cela arrivera plusieurs fois. Des jeunes femmes de la Croix Rouge nous découvraient, nous demandaient d’où on venait et où on allait. Elles nous apportaient du lait et du pain. Il nous fallut sept jours et sept nuits pour arriver à Bordeaux où notre père nous attendait. Nos cheveux étaient pleins de poux et nos mains avaient la gale. Nous sentions le rance et l’ordure.

Fossés anti-chars aux portes de la Rochelle, champs de mines dans les dunes d’Oléron, dans les bosquets de Port-des-Barques et ceux de Fouras. Je collectionnais les petits drapeaux en fer qui avaient servi à signaler les mines.


Canons tordus ... Tombes fraîches dans le sable, à Boyardville et à Saint-Trojan-les-Bains : Un piquet de bois surmonté d’un casque d’acier. À Rochefort, il y avait des affiches sur les portes de certaines maisons, proclamant des cas “d’Indignité Nationale” et de “Suppression des droits civiques”. On racontait des histoires de femmes tondues. On parlait des ruines de Royan “libéré”. On racontait des histoires de “Résistants de la dernière heure “.

Des prisonniers de guerre allemands ou autrichiens, que l’on appelait tous des “Boches”, n’est-ce pas ? coupaient du bois de chauffage à la campagne au bénéfice des familles d’officiers français, d’autres recousaient nos galoches et nos chaussures, d’autres encore, interminablement, portaient des charges sur leur dos. Un chirurgien de Constance faisait office de maître d’hôtel au carré des officiers. Il semblait qu’ils étaient tous là pour toujours ...

Nos parents faisaient du savon dans la cour de la maison, mêlant la soude et le suif. La lessiveuse bouillait. On mettait des œufs en conserve, dans une gelée de silicate à l’intérieur de la cuve en verre d’une batterie de sous-marin.


De longues expéditions en Vendée arrivaient des légumes, du beurre, des joues et des queues de bœufs, des mamelles de vaches parfois, dont notre mère faisait des ragoûts.

-”Sur la route de la Rochelle. Trois enfants ont sauté en jouant avec des explosifs.”

    Mon adolescence fut l’occasion de voir fleurir sur les murs des slogans d’ingratitude : “U.S. Go Home !” On distingue encore quelques-uns de ces graffitis, sur certains murs de la Rochelle. Je ne tardai pas à coller des affiches pour le compte de l’association « Paix et Liberté », ce qui me conduisit parfois au poste de police. Le Député, sur un coup de téléphone, nous en sortait vite, mais on nous confisquait nos pots de colle et nos pinceaux ! Le même député nous fournissait en bons d’essence pour nos ballades.

On apprenait de temps à autre quelque incarcération, pour marché noir la plupart du temps.

Mon ami Olivier travaillait à la S.N.C.F. Il était comptable à la gare de Rochefort.


-”Ne t’inquiète pas, le soir du Grand Soir, ils me trouveront.”




Il avait de sérieux titres de résistance. Il connaissait, disait-il, toutes les caches d’armes de la région. Dans les tiroirs de sa commode, il y avait un fusil-mitrailleur et quelques mitraillettes. Je croisais parfois dans son couloir une femme qu’il ne devait pas mettre ailleurs que dans son lit : Odeur de clandestinité là encore ! Il était mon ami. Je tairai son véritable nom. J’appris un jour qu’il avait puisé dans la caisse de la S.N.C.F. pour acheter un ou deux camions qu’il louait à des entreprises locales et un chalutier dans le port de La Rochelle ! C’est le chalutier qui le fit prendre je crois. On le jeta en prison. Il mourut peu après, d’un cancer … La Nature fait parfois bien les choses. Un, parmi tant d’autres, qui ne s’était jamais remis de sa guerre ... Je ne renie pas cette amitié.

Voilà ce que fut la guerre pour moi, ballotté, tâtonnant, le cœur en bandoulière. Il me fallut ensuite apprendre le reste, beaucoup plus tard, à l’issue de cinq ou six années obscures dans des internats hostiles où me conduisirent les affectations paternelles.
           
                                              *

                        ROCHEFORT-SUR-MER

                  C'est un beau bâtiment, qui se veut néoclassique en quelque sorte. Il se trouve près de la place "Pique-Mouche", ainsi appelée parce qu'autrefois, c'était là, tout autour, que se trouvaient les remises à chevaux de la ville. À l'heure actuelle, il abrite un théâtre, mais au fronton, figure l'inscription :

               " SOIS PROPRE " ---         Caton.

De mon temps, comme disent toutes les personnes de mon âge, ce bâtiment abritait les bains douches. Tous les dimanches matin, nous allions là pour nous laver. Notre mère nous remettait à chacun une serviette et un morceau de savon, un peu de monnaie pour payer l'accès en ce paradis.

On traversait le terrain des "fortifications" et, dès que l'on atteignait les premiers platanes du square, on entendait monter, confuse mais éclatante, la clameur des bains douches. C'était au milieu de cette clameur amplifiée que l'on passait la porte. La responsable avait là son poste, dès l'entrée du hall. On la distinguait encore assez bien, malgré les volutes de buée qui s'enroulaient et se déroulaient. Ici, on pouvait encore distinguer des formes, et même quelques couleurs. L'employée était moins qu'avenante. On payait, elle donnait un ticket, arraché d'un carnet à souches. On passait alors la deuxième porte. Là, on ne voyait plus rien : Le brouillard était plus épais que dans les marais écossais, en automne au bord du Loch Ness ! En se baissant un peu on réussissait à apercevoir les portes des cabines. Il fallait en trouver une qui soit vacante. Je ne sais trop où se trouvaient les chaudières, mais on les entendait ronfler. On entendait siffler la tuyauterie. On entendait gicler les pommes de douches. On entendait surtout les chants et les sifflements des gens qui étaient en train de se laver ... On ne les verrait pas, chacun arrivant dans le brouillard, s'enfermant dans sa cabine, repartant dans le même brouillard.

Comment dire ? _  Aller aux bains douches, c'était s'enfoncer dans une fête barbare : Des voix de stentors hurlaient des airs d'opéras ... Airs différents les uns des autres ! D'aucuns chantaient la Marseillaise, d'autres l'Internationale, certains parvenaient, au milieu de tout cela, à faire entendre une romance de Tino Rossi. Il y avait parfois des hurlements sauvages d'Indiens des Montagnes Rocheuses, modulés, prolongés. Il y avait aussi des yodles tyroliens, que sais-je encore ! Des portes claquaient. La responsable criait et tambourinait des deux poings sur les portes :

_ " C'est fini ! C'est l'heure ! Il y en a qui attendent leur tour ! "

Protestations de ceux qui affirmaient qu'ils venaient juste d'entrer ... On avait droit à dix minutes. En fait, si l'on restait sourd aux vociférations et aux tambourinements, on parvenait à faire durer le temps, un peu ...

Une fois refermée la porte de la cabine, le verrou tiré, on était chez soi. Dans le brouillard toujours, mais on était chez soi. On pouvait se déshabiller, accrocher aux patères les vêtements et la serviette, ouvrir les deux robinets l'un après l'autre, en se tenant de biais pour ne pas recevoir les premiers jets, ou bien trop chauds ou bien glacés. L'eau coulait, en véritable cataracte. On hurlait quand la savonnette nous glissait des mains. On frottait, frottait. On chantait la Marseillaise, comme les autres ... Et l’on faisait, avec délices et ardeur, mousser le savon. Dans nos pays, le sauna est une introduction moderne. Les nuages de vapeur qui envahissaient nos douches devaient bien avoir sur nos corps et nos esprits les mêmes effets toniques que ceux d'un sauna. En tout cas, sortant de là, on avait vraiment l'impression de faire partie d'un peuple et d'avoir communié avec ceux qui le composaient : L'établissement des bains douches comme temple d'une république ... La République de Caton !
_ " Allez, c'est fini ! Il y en a d'autres qui attendent ! Il faut sortir »!
                                                                
                                                *


                                         USHUAÏA


Au petit matin, Ushuaïa, la magique : L’Argentine.

            Énormes bateaux japonais, curieusement immatriculés en Argentine, curieux petits insectes noirs, agressifs, de la marine nationale … Un grand bateau blanc, russe, s’apprête à partir pour une base scientifique du continent polaire. Soleil sur la ville et soleil sur les pics enneigés qui forment chaîne en arrière-plan : Splendide ! (Encore cet adjectif ! … Je n’ai rien trouvé d’autre.)

            Monsieur le Consul Général de France à Rio de Janeiro, qui voyage avec moi, accompagné de Madame, a des soucis : Ils n’ont pas prévu de demander aux Chiliens un visa multiple, or nous changeons bien de pays. Le Consul de France à Ushuaïa arrangera les choses …

            Excursion dans le parc national de la Terre de Feu : Tape-cul dans un bus sur une route non goudronnée. Sur des kilomètres, des collines déboisées. Les arbres, nombreux, ont été coupés de telle façon qu’il reste les tronçons, dressés vers le ciel comme autant de dents cariées : Désolant ! … C’est, paraît-il, le résultat des travaux forcés imposés aux pensionnaires du bagne qui a longtemps fonctionné là. Traversée d’une forêt encore debout. Arrivée dans un cirque montagneux : Lacs, beaucoup d’herbe, quantité d’oies sauvages : Femelles brunes, mâles plus grands, au poitrail et au cou blancs. Quand elles s’envolent, leurs ailes sont barrées de blanc, mais on parvient difficilement à les faire s’envoler, tant elles sont confiantes. On peut les approcher à moins de dix mètres, par troupeaux.

            Un autre animal, surprenant ici : Un lapin ! – Il consent à peine à se déplacer. C’est bien le lapin, le lapin d’Europe, le lapin de garenne de chez nous ! Il a été introduit ici et il a proliféré. Les Argentins ont essayé en vain de s’en débarrasser. Même la myxomatose n’y est point parvenue !

            Nous n’avons pas aperçu le condor des Andes. Il fréquente pourtant ce cirque enneigé, paraît-il. Nous ne verrons pas non plus le castor, qui ne sort que la nuit. Mais les dégâts qu’il commet sont incroyablement visibles : Entailles dans les troncs, biseautés comme avec une hache. Ces rongeurs bâtissent des barrages de branches et de terre qui font monter les eaux : Toute la forêt, inondée, meurt sur place. Sur fond de ciel, grands bras blancs, désolés.

              Ushuaïa est en pleine expansion : On construit partout et d’immenses terrains sont réservés à l’agrandissement de la ville. Il y a là un peu plus de trente mille habitants. Demain, combien y en aura-t-il ? … Est-ce le port, qui est la cause de ce développement ? – Il se pourrait bien que l’intérêt international pour l’Antarctique y soit pour quelque chose … La pêche aussi : Pèche au « crabe royal », poisson … Mais les navires-usines japonais ne pèchent-ils que le poisson ?

             Maisons de bois, maisons de béton … Une importante base navale d’où partirent les navires impliqués dans la guerre des Malouines, contre l’Angleterre de la Reine Élizabeth.  Monument commémoratif, bien sûr !

             À Ushuaïa, évidemment, vitrines de Noël. Trottoirs en escaliers. Du bout de la rue la plus haute, on domine la rade : Les bateaux japonais … Pécheurs de poisson, ou tueurs de baleines ? … Plan incliné à l’arrière, palans … Pour tracter un filet ou pour tracter les cétacés ? Sur le quai, pancartes : « Ne pas consommer les coquillages » … Ils sont infestés par une algue brune, toxique. Leur ingestion peut causer la mort en quelques minutes, un couple de Français en a fait récemment la triste expérience.

-     «  Vous voyez, à flanc de montagne, ces voies déboisées, toutes droites : Ce sont des pistes de ski. Elles servent en hiver ! »

              Ah ! J’allais oublier : J’allais oublier les milliers de fleurs formant guirlandes, formant prairies … Fleurs de printemps austral … Pieds d’alouette et fleurs de mufliers …

                          « Fin del Mundo ! » proclame orgueilleusement un panneau placé sur les quais … Ushuaïa, cité la plus australe du monde ? – Vraiment ? – Et Puerto Williams, alors ? – Et Puerto Toro ?

                       - Ah, oui ! Ces deux villes … Mais elles sont chiliennes, pas argentines … Et puis, est-ce que ce sont vraiment des villes ? … Nationalisme, quand tu nous tiens !
   
                                  
                                           *
        
                VICTORIA DES SEYCHELLES


Des horizontales d'ombre et de lumière sous le tamis d'une haute ramure ... Roches allongées, de granit gris, rose ou noir.
Cinq heures, sur la terrasse du " Sunset ". Bandes vertes et bleues d'intensité variable, sur la mer ... Plage blanche au fond de l'étroite crique. Des ors et des argents ... et le calme. Tables rondes, nappes aux couleurs de pastel, porcelaine anglaise ... Un bon livre.
Tout à coup, du haut de l'arbre, un oiseau laisse tomber une fiente sur ma page.
_ " N'en veuillez pas à cet oiseau ... Pardonnez-lui."
_ L'homme qui s'adresse à moi est assis à la table voisine. Il est très grand, athlétique, de peau très sombre. Il parle en Anglais : Est-il Américain, Kenyan ?
_ Il est Seychellois :
_ " Connaissez-vous un endroit aussi calme et aussi beau ? "
_ Lorsque je lui dis que je suis Français, il rit et, avec aisance, change de langue :
_ " De quelle région de France venez-vous ? "
Je me présente. Lui, il est secrétaire principal du Ministre de l'Environnement. Nos cousins Québecquois diraient qu'il est "Sous-Ministre ". Il sirote un verre de vin blanc australien. Il me demande ce que je lis. Je lui montre mon livre.
_ " Je ne peux pas lire le titre : J'ai mal à l'oeil ... " C'est vrai: Il a un oeil au beurre noir ... Mais, un oeil au beurre noir dans un visage noir ! _  Belle tuméfaction pourtant, quand on y regarde de près !

_ " Dès que j'ai un peu de temps, je m'échappe et je viens ici. Tout à l'heure, j'avais mal à la tête, alors j'ai laissé ma femme à la maison et je suis venu là. Connaissez-vous, en France, un endroit plus beau et plus calme ? "
_ Nous rions.
_ " C'est çà, les Seychelles : Un petit pays calme. Nous ne demandons qu'à conserver ce calme et cette beauté. Il faut le dire partout, à tout le monde. Nous n'avons rien à voir avec la Guerre du Golf, avec l'Irak et les Etats-unis. Nous ne voulons que la paix. Pourquoi faudrait-il souffrir pour Hussein ou pour Bush ? Pourtant, le prix du pétrole va augmenter.
... Et c'est nous qui paierons la facture ! Nous allons souffrir ! Il faut que les pays occidentaux nous aident : Il faut qu'ils nous donnent de l'argent ... "

_ Le ton demeure jovial et chaleureux.

_ " Dites-moi, dans la région de Bordeaux, vous avez des endroits aussi calmes ? "

_ Je ne saurai sans doute jamais l'origine de cette tuméfaction de l'oeil, mais la conversation se poursuit ...
_ " Vous étiez aux Seychelles quand le Président Mitterrand est venu? " -Éclat de rire :
_ " Il y avait des gardes du corps partout. Vraiment, on dirait qu'il avait peur de mourir dans nos montagnes ! Quand il est allé dans la "Vallée de Mai ", à Praslin, il y avait même un hélicoptère ! … Deux malheureux touristes cheminaient sur une crête, ignorant ce qui se passait ... Ils ont été menacés avec des armes automatiques !

_ " Descendez, ou l'on tire ! " ...

_ " Vous vous rendez compte ! "

Ayant vidé son verre, mon interlocuteur continue, sur le même ton :
_ " Le Président François Miterrand et son Ministre des Affaires étrangères ... Et toute sa suite ! ... J'étais là quand il a discuté avec le Président France Albert René ... Mais à l'île Maurice, Miterrand a distribué des sous ... Aux Comores aussi ...
( C'était sans doute à cause de Bob Denard ... ) ... À Madagascar, il a tout simplement effacé la dette à l'égard de la France ... Allez, zou ! ... Plus rien à payer ! ... Aux Seychelles : Rien du tout ... "

_ Un moment de silence ...


_ " Vous êtes le conseiller du Directeur de l'Institut Pédagogique National ? _ Il y en a partout, des Français ! Moi aussi, j'ai un conseiller français ... Un homme remarquable, d'ailleurs ... Je connais bien votre Ambassadeur... Il joue à la pétanque ! "
_ Rires ... Geste du bras, comme lorsqu'on pointe vers le cochonnet ... Le doigt , ensuite, suit une boule imaginaire qui roulerait ...
_ " Il veut que nous parlions Français : Tous les dossiers que je lui transmets, il veut qu'ils soient écrits en Français. Il faudrait quand même songer que notre éducation est britannique. Faut-il que je reprenne ma grammaire française et que je révise la conjugaison du verbe être ? "

_ Encore une tirade concernant Mitterrand et la remise de la dette de Madagascar : Il ne digère pas !
_ " Et rien pour les Seychelles ! "
_ " Et les Français voudraient que nous parlions leur langue, qu'on l'entende à la radio et à la télévision ! " _ L'homme déplie ses longues jambes, se lève, me serre la main.
_ " Il faudra que je vous invite à dîner à la maison, avec mon conseiller ... "
Peut-être saurai-je tout de même un jour ... Pourquoi le Secrétaire-Général-à l'Environnement ... avait, le soir du samedi, 13 octobre 1990 ... Un oeil au beurre noir ?
Mais vous, Monsieur l’ambassadeur de France ne vouliez-vous pas connaître les échos de la visite du Président Mitterrand ?

                                                        
                                                 *                                   
                     VENISE

             LA SÉRÉNISSIME

Venise ...
Oui, Venise ...
Venise quand même !
En dépit des escadrons de touristes dociles
Parlant chinois ou japonais
Parlant russe ou bien allemand
Et les guides élèvent de petits drapeaux
Des ombrelles ou des mouchoirs
Suivez-moi à mon panache blanc !

Venise quand même
Bien que les zombies se serrent dans le vaporetto
Tout comme à Paris dans le métro du soir
Venise quand même
Malgré les foules qui se pressent sur la place Saint Marc
Photo !
Il y a toujours des pigeons et quelqu’un pour les nourrir
Sous les ponts les gondoliers sont crânes et gais
Même si la promenade est hors de prix

Venise quand même
Bien que dans chaque ruelle
On vende à la sauvette des articles contrefaits
Venise quand même
Et toutes ses boutiques de luxe
Tous ses pas de portes de perles et de verroteries
Venise quand même
Ses restaurants attrape gogos
Ses moustiques et ses odeurs de moisi
                    
Venise !

Oui, Venise, ses palais, ses chapelles
Ses églises
Et ses cathédrales
Ses campaniles, ses dômes
Ses canaux et ses venelles
Venise, ses façades de marbre
Venise et ses toits de tuiles
Ses paquebots au coeur de la ville

Oui, Venise
Du haut de la tour San Giorgio
La lagune et ses îles
Ses ponts et ses quais
Sa lumière
Venise à nulle autre semblable
Venise présente et Venise historique
Venise des images, des sculptures et des noms
Titien, Véronèse, Tintoret, Bellini et les autres
Oui, Venise ...
Venise de Chateaubriand et de Byron
Thomas Mann, Proust et Musset
Venise des doges et des ambassades d’orient
Venise et le Bucentaure
La chimère du lion ailé
Venise des soieries somptueuses et des bannières
Des festivals et des carnavals

Mais Venise morte quand tombe le soir
Ville vide
Dont les rues s’emplissent trop vite le matin
Et les guides élèvent bien haut de petits drapeaux
Des ombrelles ou des mouchoirs
Suivez-moi à mon panache blanc !


                                    *

                            
                                     PAPEETE


        Le nom, d’abord … Et tous les rêves qui l’emplissent : Parfums de cocotiers, de tiaré, de mangues et d’ananas. Couleurs : Paul Gauguin et les autres. Montagnes vertes, plages blanches ou noires, ciel tout bleu. Le lagon d’émeraude, l’océan bleu de roi … Paréos, vahinés alanguies, fleur de frangipanier à l’oreille, orchidées et couronnes de fougères…
         Pirogues et chansons …
Le nom : Le panier, l’eau … Le panier dans l’eau ? Quoi qu’il en soit, ce nom fait rêver !

          J’ai vu arriver Bernard Moitessier dans le port de Papeete, sur son voilier dénommé Joshua, voilier rouge qui venait de l’autre bout du monde. Moitessier : Un dieu ivre d’espace et de soleil !

          J’ai vu les traces d’Alain Gerbault et croisé celles de Gauguin … J’ai vu des hommes qui étaient venus là pour mordre dans le fruit de l’arbre à pain. Les chemins étaient bordés de goyaviers et de buissons d’hibiscus. Les rivières claires couraient dans les vallées ; Des chevrettes roses sautaient sous les galets. Sous les  cascades, les jeunes filles tordaient leur tresse dans les éclats de rire.

          J’ai vu …

          Les maisons de bois ont laissé la place aux immeubles de béton. Le palais de la reine a disparu. De grands magasins ont été construits. Les bureaux se sont multipliés. Des quais ont été élevés. Les îlots ont été rattachés à la grande terre : De grands cargos, de grands paquebots y accostent. Des grues ont été installées.
            Les bonitiers sont toujours là, hérissés de cannes en bambou. Ils sont maintenant bien abrités de la houle. Devant la plage, juste en face de la passe à travers le récif, les voiliers sont toujours secoués par les vagues. Des pirogues sont alignées, prêtes pour la mise à l’eau : Nombre de pirogues prêtes à la course, coques de matière plastique … La grande course de pirogues, « Hawahiki Nui », de Papeete jusqu’à Bora Bora, c’est splendide !

            Les climatiseurs ronronnent, mais on ne les entend guère : Comment voudriez-vous entendre autre chose que les voitures ? – Les voitures ? – Plutôt que des voitures, parlons de ce train qui enroule et déroule ses anneaux, dès cinq heures du matin : « trucks », bus, camions, voitures en tous genres, mais surtout énormes voitures tous terrains. Cela sort d’on ne sait où … C’est un seul corps, un seul long et horrible serpent. Cela avance parfois, d’un seul bloc, d’un seul élan, et puis cela se bloque, on ne sait pourquoi, en attendant de repartir, tout à la fois. C’est bruyant, cela sent mauvais. L’air même s’en opacifie. Et c’est comme ça tout autour de l’île … On peut le dire sans presque exagérer ! – Un serpent – Une pieuvre allongeant et rétractant ses tentacules !

            Mais les vahinés ? – Les vahinés ? … Elles sont devenues caissières de supermarchés ! On peut aussi les voir, le soir, quand elles dansent dans les hôtels de tourisme …

             Le tourisme, Monsieur … Le tourisme ! – Grands yachts de grand, très grand luxe, avec, chacun, plate-forme pour hélicoptère ! Limousine de six mètres de long … Et des garçons en descendent pour prendre le linge sale et embarquer le linge propre. Casino ! - Une belle a perdu sa boucle d’oreilles de diamant en descendant l’escalier… Perles de culture, perles noires, perles grises, perles « aile de mouche », perles dans les vitrines, perles vendues à la sauvette, cachées au creux d’un mouchoir. Perles qui ont roulé sur le trottoir, quand la police est arrivée…

              Les jeunes dieux qui se dressaient sur le récif pour lancer le harpon ? … Ils sont au collège ou au lycée, et leurs parents sont devenus fonctionnaires : Ils jouent au loto, cultivent du «pakalolo». Ils boivent de la bière et ils fricotent dans les systèmes électoraux.

              Les îles Tuamotu, les îles Marquises, les îles sous le vent, les îles Australes … Ah ! oui, allez-y vite : Le chancre est entrain de les toucher, mais il en reste quelques unes dans lesquelles on peut avoir envie de jouer les Robinsons.

Des atolls, il y en a qui sont tout petits. Vus d’avion, on dirait qu’un ange a laissé tomber une alliance sur l’eau. L’île Maria, quand on va vers l’archipel des Gambier, est un anneau parfait. Son lagon est versicolore.

         
       De temps à autre la goélette mouille son ancre près de chaque atoll pour embarquer la récolte de coprah. Si l’océan est trop profond pour qu’on puisse y mouiller une ancre, le bateau fait des ronds dans l’eau pendant que les chaloupes font le va et vient. Mais sur ces petits atolls, il n’y a pas de résidents permanents. On n’y vient que pour la récolte.

                L’atoll dont je vais vous parler est tout petit, mais il est habité toute l’année et ceci depuis longtemps : Il y a eu deux familles, installées ici depuis des lustres et des lustres. L’une demeurait à l’extrémité sud de l’atoll, l’autre à l’extrémité Nord. Je ne connais pas l’histoire de ces deux familles, toujours est-il que le temps a passé ... Il ne reste plus, au sud, qu’une vieille dame, seule, bien vieille. Au nord, il ne reste plus qu’un vieillard, bien vieux.

               Il faudrait connaître leur histoire pour savoir pourquoi ils sont fâchés : Ils ne se parlent plus, ils ne se voient plus, ils ne se rencontrent plus ... Et ce n’est pas facile sur un atoll si petit ... Il faut y mettre du sien!

               Bien entendu, sur l’île, il n’y a pas d’eau, pas plus que sur toutes les îles ... Il y a une ancienne citerne en béton, que les hommes de La Légion Étrangère ont construit, il y a longtemps ... Du temps où les deux familles n’hésitaient pas à se rencontrer. Cette citerne collecte les eaux de pluie, qui ruissellent sur son toit de tôles. Il manque d’ailleurs des tôles : Elles ont rouillé et puis le vent les a plus ou moins arrachées, un jour où le vent d’un cyclone a soufflé.

                Le vieux, la vieille, vont jusqu’à la citerne, quand ils ne peuvent pas faire autrement. Mais alors, qu’il s’agisse du vieux, qu’il s’agisse de la vieille, on emmène le chien avec soi. Car il y a un chien sur l’île. Un grand diable de chien efflanqué. C’est le seul qui n’a pas été mangé. Il n’a pas été mangé parce qu’il rend des services : Quand on va jusqu’à la citerne, on emmène le chien. Il fréquente indifféremment l’un et l’autre des habitants et , semble-t-il, il n’a rien à faire de leurs vieilles querelles. Mais quand on va à la citerne ...
Si “l’autre”y est déjà, le chien se met à japper. On sait alors que ce n’est pas le moment d’y aller !

                   Quant à sa nourriture ... Lorsqu’il ne pêche pas assez de poissons sur le récif, ( car les chiens savent pêcher!) il fait le chemin entre le nord et le sud … Le chemin qui est sa trace et n’est rien d’autre que sa trace : C’est lui qui assure la seule liaison entre la vieille et le vieux ! Et cela fait des années que cela dure ! Ne me demandez pas le nom de ce petit atoll, je l’ai oublié. Je le regrette.

          Les deux vieillards sont-ils toujours là ? Et le chien ?
                                                              
                                       *

                                 MADRID


Nous sommes tous Madrilènes

Et me voici
Devant la gare d’Atocha

Flaques brunes
Sang séché
Non pas de taureaux bravos
Mais de tendres chevreaux
De lourds engins brassent des décombres

Madrid mutilée encore
Écorchée
Déchirée
Écartelée

Ô Madrid !

Les poignards
La mitraille
Les obus
Les grenades et les bombes

Mais les voitures s’engouffrent
Dans l’avenue vers la Puerta del Sol
Tout comme hier
Et avant-hier
Les trains courent encore
Un jeune homme boit son café
Les belles employées
Vont à leur travail
Pressées
Des pelles creusent des tranchées
Les maçons s’affairent
Aux échafaudages
Les jardiniers ratissent
Les allées du Prado


Ô Madrid !
J’ai rendez-vous avec Vélasquez
Et Francisco Goya
Je rendrai visite à Juan Gris
Et Picasso

Nous sommes tous Madrilènes
Ô Madrid !
Madrid qui ne dort pas
Chante la nuit
           Le jour travaille
                                                                
                                             *
                            
                                       TOKYO


           Arrivée de nuit, aéroport de Narita. Brouhaha dans les couloirs, dans les salles, devant les guichets … Il fait nuit. Taxi : Le G.P.S. permet au chauffeur de repérer l’hôtel. Trente kilomètres de nuit, entrecoupée de réverbères et de rares fenêtres d’usines ou entrepôts. Lumières clignotantes, vertes, rouges, blanches et jaunes. Des rues, la bordure d’un trottoir, l’hôtel, discret. Courbettes derrière le comptoir, sourires : Ils sont trois, Deux jeunes hommes et une femme, blazers à boutons dorés. Courbettes encore. Il faut remplir les fiches de police. Chambre petite … Toutes les chambres et tous les appartements sont petits, à Tokyo : Manque de place. Au  sol : tatamis … Se déchausser … L’hôtel fournit, chaque jour, une paire de mules en papier et une chemise de nuit : On peut en faire une collection ! … Le personnel ne parle pas un mot d’une langue autre que la sienne ! On essaiera de vous faire dire ce que vous voulez manger le lendemain matin : Poisson frit ou poisson à la vapeur ?

         Nous avons une semaine à passer à Tokyo. Renonçons à d’autres excursions : Pas le temps d’aller à Kyoto ou à Nara … Dommage, mais tant pis !

         Plongée dans Tokyo, immersion, nous suivrons les foules. Ne pas oublier de se munir d’un plan : Tokyo, c’est grand ! Trente-deux millions d’habitants, cela dépasse l’entendement ! … Le plan doit être renseigné en Japonais, et la situation de l’hôtel repérée : Quand on est perdu, il suffit d’arrêter un taxi et de lui montrer le plan, mais si ce dernier est renseigné en Anglais ou en Français … Les Japonais ne parlent que le Japonais et ils ne lisent … Que les caractères japonais !

      Étrange : Dans les rues, je ne me suis jamais senti envahi par les automobiles. Il y en avait, bien sûr, mais pas de meutes comme à Bangkok, et pas de files de stationnement.

      -« Vous avez remarqué ? » – L’air est léger : Pour circuler en ville, tout véhicule doit être équipé de deux moteurs, dont l’un assure la dépollution. En un certain endroit, des rickshaws, comme au siècle dernier, promènent des touristes : Les coureurs qui  les tirent sont vêtus de collants noirs et portent un chapeau conique … Ce genre de chapeau que l’on connaît bien, en Europe, pour l’avoir vu toujours figurer dans les estampes d’autrefois.
             Des gratte-ciel, évidemment … Pourtant, je ne me suis jamais senti écrasé par leur hauteur, considérable, ni par leur nombre, aussi considérable … Du haut de la tour de l’hôtel de ville, on contemple un océan de gratte-ciel : Jusqu’à l’étourdissement !
              Je ne me suis même pas aperçu, au milieu de cette mer, que Tokyo est un port ! Nous voulions voir le Fuji-Yama, (c’est ainsi que l’on se fait des souvenirs, en les fondant sur nos rêves …). Pas de chance : Aujourd’hui, il est caché par les nuages.
              Déjeuner dans un restaurant typiquement japonais :Table basse, petits bols d’une soupe verte … Sushis, bien entendu ! Il paraît que c’est un des restaurants qui sert les meilleurs sushis … Baguettes de bois, jetables, bols de riz … Les sushis ont beau être à la mode … À Paris et dans toutes les villes d’Europe … Je ne courrai pas pour en manger : Ils ne sont pas mauvais, mais deux ou trois repas de sushis à la suite les uns des autres … Cela suffit : Trouver un restaurant où l’on sert du poulet : J’en ai trouvé un.

           Autoroutes, autostrades, viaducs de béton, virages et nœuds routiers … Nous roulons à hauteur des dixièmes étages, puis nous survolons un parc planté d’arbres millénaires et tourmentés. Sans bruit, presque en glissant : C’est comme dans une bande dessinée !

            Le palais impérial, ses forteresses et ses fossés … Un autre parc et ses pins taillés en bonzaïs. Nous repartons à pied. Les jardins et les parcs vous évitent l’oppression et vous n’avez jamais l’impression d’être perdu. La plupart des gens se déplacent à pied : Beaucoup de piétons, et vous remarquez déjà que les hommes vont ensemble, les femmes de leur côté. Les hommes, ils sont vêtus de façon très classique : pantalon noir, chemise blanche, veste croisée : Ils vont au bureau. Les femmes y vont aussi, vêtues de façon très classique également. Ils sont pressés, toujours … Et ils marchent à grands pas, sans flâner. Quand ils ne vont pas au bureau, les femmes comme les hommes vont au temple : Il y en a partout, des tout petits et des très grands … Aux carrefours des rues, sous des petits abris, dans les jardins publics … Des constructions de bois, avec des toits multiples superposés et cornus  … On s’y asperge le visage, on passe les mains dans les fumées d’encens d’un brasero, on salue, le corps cassé en deux, avec des bâtonnets fumants, coincés entre les deux mains jointes …  Psalmodies … On achète des plaquettes de bois peintes et on semble les utiliser comme on ferait avec des ex-voto. Il y a des lampions partout, et même des barils : Une centaine de barriques de bois, venant de France : Elles ont contenu du vin de très grands vignobles bourguignons … Cadeau pour l’investiture d’un Empereur. De l’autre côté de l’allée, on trouve des conteneurs d’alcool de riz, (pleins ou vides ?)
          Les Japonais sont disciplinés : on ne les voit jamais s’agiter, on ne les entend jamais hurler. Ils sont courtois, d’une courtoisie qui aurait pu leur être  enviée par un grand seigneur de la cour du roi Louis XIV !
           Je ne le savais pas, mais, à Tokyo, les cyclistes ont parfaitement le droit de rouler sur le trottoir … Que croyez vous qu’il arriva lorsque nous déambulions lentement, sans nous en faire, du côté de l’Université, vers le parc de Ueno ? … On se retourne, on jette un coup d’œil : Nous avions gêné une bonne douzaine de cyclistes qui arrivaient derrière nous … Ils nous avaient interpellés ? - Ils nous avaient critiqués, insultés peut-être ? – Que non ! pas du tout :  Ils avaient tous mis pied à terre et nous suivaient, poussant leurs cycles au rythme de notre pas, attendant une occasion de nous dépasser !
           Justement, le parc de Ueno … Parlons-en.
            Nous sommes au mois d’avril. On pourrait penser que tout Tokyo est dans la rue …Et Tokyo, vous savez que cela signifie trente deux millions d’habitants ! Une marée humaine … Tous se pressant jusqu’à l’entrée du parc de Ueno. Je sais que, dans ce parc, il y a un zoo, deux ou trois musées … Mais on m’a prévenu : Dans ce parc, il y a beaucoup de cerisiers … Et ce sont ces cerisiers qui attirent la foule : Depuis ce matin, ils sont fleuris ! La floraison des cerisiers, c’est une fête nationale : La fête du printemps, la fête du renouveau. La météo, depuis plus d’une semaine, diffuse les dates prévues pour la floraison des cerisiers, dans tout le pays. Aujourd’hui, c’est à Tokyo ! Cette fête s’appelle « hanami ». Depuis quelques jours déjà, des bâches bleues ont été étendues dans les allées, délimitant des « domaines privés » … Privés, le temps de la fête. Tous les cerisiers sont fleuris, effectivement et qu’est-ce qu’on fait ? – Rien de spécial : Sur les bâches, on fait la fête, on mange, on boit … On boit beaucoup ! Et cela va durer, va durer longtemps ! Mais sans cris, sans manifestations outrancières me semble-t-il. « Hanami », c’est la vie qui recommence ! 
                
                                               *
                               CITÉ DU VATICAN


J’ai vu des gardes suisses
Qui barraient une porte
Chacun si je me souviens bien
Tenait une hallebarde
Ils étaient vêtus de jaune
Jaune rayé de noir
Verticalement
Le béret sur l’oreille
Pas un sourcil ne bouge

Mais je n’ai pas vu
D’autres habitants
Des lieux


Place Saint Pierre
Un peu en désordre
La colonnade du Bernin
Les bras ouverts
L’obélisque égyptien
Les fontaines
Les statues sur les murs
Cent quarante statues de saints
Les escaliers


Troupeaux de touristes agglutinés
Par paquets de cent
Conférenciers
Paroles de graviers roulants
Ou paroles de savon
De miel
Ou bien babils




Mais la plupart du temps
Japonais
Anglais
Chinois
Polonais
Espagnols
Russes
Extraterrestres supposés
Triés

On écoute

Écoulements soudains et pressés
Par paquets
Inattendus
Suivez l’ombrelle rose
Vers les couloirs
Appareils photos
Oreillettes malaisées que l’on ajuste
L’air attentif
Et absent tout à la fois
Ailleurs

Les volets du Pape sont fermés
Il n’est pas ici en ce dimanche- là

Déversement dans la Sixtine
Quinze minutes
Silence
Immobiles
Serrés autant que dans le métro
Les yeux au plafond
Le doigt du Créateur



Passage dans la Basilique
Au trot
Le baldaquin
Ah ! J’ai vu La Piéta de Michel-Ange
Derrière sa vitre blindée
Les peintures
Les sulptures
Les tombeaux
Tiens, voilà Jean Vingt-Trois !
La chaire


La crypte
Les gisants
Tiens, voici Jean-Paul Deux !
Une religieuse grise à genoux sur le granit
Prie
Le flot des touristes passe


Sortie du couloir
La place
Ses pavés
Éblouissement dans la lumière


Boutiques
Souvenirs
Babioles
Statuettes
Médailles
Chapelets
Posters
Livres d’images

Rendez-vous au coin de la rue
L’autobus vous attend


Statue de Saint Pierre
Statue de Saint Paul
Priez pour nous


Mais n’y a-t-il donc personne
ici ?
                     
                                                  *

                                        PORT-VILA


         
Mais où diable peuvent donc bien se trouver les Hébrides, quand elles ne sont pas « Nouvelles » ? – Il s’agit d’un chapelet d’îles situées au Nord Ouest de l’Écosse : Îles rudes ! Quand on sait que les premiers colonisateurs des « Nouvelles-Hébrides » étaient des presbytériens écossais …

L’avion s’incline sur l’aile droite, descend, s’engage dans l’axe de la baie. La baie de Port-Vila, l’une des plus belles baies du monde  ! La ville apparaît, petite, bâtie en éventail à flanc de colline : Une avenue longe le littoral, une autre monte vers les sommets. Maisons de bois, pour la plupart, toits de tôles, tout alentour, cocoteraies … Mais qui a répandu dans toute la zone ces troncs déracinés, couchés ? – Il semble, vu de haut, qu’un géant ait répandu des allumettes … Une maison a perdu ses murs et son toit, plusieurs maisons peut-être.  : Tout cela est le résultat du passage d’un récent cyclone … Impressionnant !

Les maisons de commerce sont toutes le long d’une avenue qui borde la baie.
Mais l’appareil poursuit son vol, décrit une large courbe : Nous avons aperçu la piste, gazonnée, étroite, très courte et qui n’est au demeurant qu’une modeste percée entre les arbres… Souhaitons que le pilote ait la vue claire et la visée exacte ! Nous décrivons un cercle, puis deux, puis trois : Il s’agit d’effrayer les vaches qui broutaient là … Nous l’apprendrons plus tard.


Bien posé ! Félicitations à l’équipage ! Deux ou trois rebonds, mais … Bah !

L’aéroport de Bauerfield est juste une petite baraque de tôle, à peine plus grande qu’une guérite, de guingois … Quelques voitures attendent à proximité, grosses voitures tous-terrains. On m’y attend. Direction Port-Vila, tout à côté. Lorsqu’on découvre la ville, on découvre en même temps l’océan.


C’est vrai, la baie est magnifique, vaste, bien abritée, enserrée de forêts et de cocoteraies … Et les couleurs ! dans cet écrin, un îlot, peu éloigné de la grande île : Sur cet îlot coupé du reste de la ville, un bâtiment : La résidence Britannique … Ce ne pouvait être que cela ! – La splendide Albion ! On y va en bateau : Nul ne parle encore du tunnel sous la Manche !

Tout en haut de la colline, c’est là qu’il faut chercher la résidence de France, bâtiments blancs en béton. De là, la vue est superbe sur la baie ! Les maisons de commerce, pour la plupart logées dans de vieux bâtiments en bois, sont alignées tout en bas, le long de la côte : Ballande, Pentecoste, Burns-Phillip … Des magasins tenus par des Chinois sont semés par ci-par là : Immeubles de bois encore, avec des allures de Far West … On y vend de tout : Casseroles, riz, appareils électro-ménagers, beurre, conserves de « corned-beef », petits pois, tissus … Que sais-je encore ? On y stocke le coprah, séché et fumé, en attente d’embarquement.
             Il y a deux gros cargos dans la baie : L’un pour charger le coprah, l’autre pour, aujourd’hui, charger des hommes et des femmes : On rapatrie les Vietnamiens. Leurs parents et leurs grands parents étaient venus aux Nouvelles-Hébrides pour travailler dans les cocoteraies – Leur rapatriement a été interrompu par la guerre mondiale. Aujourd’hui, la France embarque les hommes et les femmes, les vieux et les jeunes – Fermez les yeux, « On n’a rien vu » Des commissaires politiques sont venus les chercher- Il n’est pas question qu’ils y échappent. Nous avons rencontré une jeune institutrice qui ne voulait pas « rentrer » au Vietnam … Elle s’est enfuie dans la brousse peu après notre rencontre pour ne pas céder – Il m’a été dit qu’elle avait réussi son coup : Elle n’est réapparue que deux jours après le départ du bateau – Mais il m’a été également raconté, et je ne suis pas très fier de cela, que les autorités françaises avaient refusé de lui rendre son poste d’enseignement.
Politique, quand tu nous tiens ! – Il est des raisons qui ne relèvent pas de la raison ! Il n’y a pratiquement plus de Vietnamiens aux Nouvelles-Hébrides – Ni en Nouvelle-Calédonie d’ailleurs, où le « rapatriement » s’est fait au même moment et dans les mêmes conditions.

Politique, quand tu nous tiens ! Il n’est pas d’organisation coloniale plus stupide que celle des Nouvelles-Hébrides, j’en suis certain  ! Il s’agissait d‘un « condominium », je n’en connais pas d’autres exemples, ni dans l’histoire, ni dans l’espace terrestre.


L’Angleterre ni la France ne se résolvant à laisser la place, Les deux nations avaient tout simplement décidé de régner ensemble : Il y avait une administration française, une administration anglaise, chacune surveillant l’autre, la neutralisant, parfois la morigénant. Ce genre de « gouvernement » se répercutait dans les différents groupes d’îles où résidait un représentant de chaque nation de tutelle. Pour simplifier encore les choses, on avait créé une assemblée condominiale au sein de laquelle étaient représentés les Français, les Britanniques et les indigènes : Chaque partie épiant les deux autres.

Le tribunal, lui, était présidé, par souci de neutralité … Par un juge espagnol, nommé par le Roi d’Espagne ! Ajoutez à cela les pasteurs et les prêtres, les chefs coutumiers et les écoles, publiques ou confessionnelles, ajoutez encore les commerçants et les traders, les recruteurs de main d’œuvre et les illuminés … Vous avez découvert la potion magique, chacun s’ingéniant à neutraliser les intérêts des autres !


Oh ! Ce n’était pas que l’une quelconque des deux nations tutélaires ait vraiment envie de prendre possession de ces îles perdues entre la Nouvelle-Guinée et la Nouvelle-Calédonie, mais les Australiens et les Néo-zélandais tenaient à l’évangélisation du Pacifique et d’autre part les néo-calédoniens auraient bien voulu, purement et simplement, une annexion de ce réservoir de main d’œuvre.

Et le temps s’écoulait, les partenaires se regardant en chiens de faïence … Les Britanniques, sur les pistes, roulaient à gauche. Les Français roulaient à droite. Quand ils se croisaient, il fallait bien que l’un d’entre eux laissât la place à l’autre … Eh bien pas toujours ! J’ai entendu raconter qu’il arriva que les deux conducteurs lâchassent leurs volants plutôt que de laisser la place à l’autre !

- « Saloperie, criait le gérant du magasin Pentecoste, en poursuivant sa compagne canaque dans la rue de Port-Vila. Saloperie, ton père, il a bouffé le mien ! » Il faisait ainsi allusion aux antécédents cannibales des habitants des îles. La scène ne manquait pas de piquant : Figurez-vous un vieux bonhomme à barbe hirsute, poursuivant une femme en « robe mission », c’est-à-dire en robe d’une longueur et d’une amplitude telles que l’on ne distinguait plus ses formes.

Juste au bord de la mer, au plus creux de la baie, l’hôtel Rossi : Terrasse qui surplombe la mer – Un pêcheur lance son épervier et recueille de miroitantes sardines : Les gestes sont bibliques !... Une table, trois chaises, un verre, presque vide – Un homme, de dos – Je ne sais pourquoi son aspect me dit quelque chose :

-« Mais ne serait-ce pas ? » – Oui, c’est bien lui … C’est Paul !

  Paul, médecin militaire, que j’avais quitté à Rochefort sur mer, il y a des années, et que je retrouve là, de l’autre côté du monde. Il lit le journal et boit tranquillement une bière en cherchant de l’ombre.

-« Sacré Paul, va ! »



  Le lendemain, ,nous emprunterons une deux-chevaux à la Résidence de France. Nous ferons une quinzaine de kilomètres sur une route étroite, coincées entre des talus à vif et les troncs de cocotiers. Partout où il n’y a pas de cocotiers, la forêt s’étend, drue, quasiment vierge. J’ai lu que le squelette d’un soldat américain avait été trouvé récemment : Il s’était perdu, dans les années quarante, et n’avait pas retrouvé son chemin : Bigre ! Je ne suis pas étonné ! Paul et moi, nous connaîtrons un autre genre d’aventure : Nous étions, lui et moi, assez corpulents et la deux-chevaux était trop vieille et trop rouillée … Tout à coup, dans la grimpée d’une côte raide … Notre siège s’effondre et nous voilà chacun le nez sous le tableau de bord. Paul, qui conduisait, réussit à garder le contrôle de la direction ! Souvenirs, souvenirs ! Notre course s’est arrêtée au pied d’une superbe cascade au pied de laquelle nous nous sommes baignés.


  Mais il me revient aussi qu’un de mes lointains cousins, originaire comme moi de l’île d’Oléron, commanda un détachement franco-britannique, vers la fin du dix-neuvième siècle. Il se battit, dans cette île de Vaté, en pleine forêt, contre les « sauvages » et fit preuve d’un courage extraordinaire. Il s’appelait Paul, lui aussi, Paul Coustolle.

                On a beau aller au bout du monde, on retrouve, la plupart du temps, les traces laissées par des proches que l’on n’attendait pas en cet endroit ! Une découverte ultérieure peu ordinaire le confirmera : À Port-Vila, on conserve le souvenir d’un pharmacien hurluberlu qui avait, au début du vingtième siècle, vendu son officine, située … à Saint-Georges d’Oléron, pour aller s’installer à l’autre bout du monde. Il pensait sans aucun doute pouvoir vivre là, de sa pratique … Malheureusement pour lui, il s’était mal renseigné, ou ne s’était pas renseigné du tout : Les actes médicaux et pharmaceutiques étaient réservés à l’hôpital, tenu par des médecins et des pharmaciens militaires ! Pas de pratique, pas de clients ! On se souvient qu’il demeura quelque temps à Port-Vila, vivant de la charité de ses concitoyens. Personne n’a pu me dire ce qu’il est devenu par la suite : Sans doute a-t-il gagné la Nouvelle-Calédonie ou … regagné la France ! On se souvient, dans la plupart des archipels polynésiens ou mélanésiens de quelques illuminés qui avaient tout quitté pour vivre « à l’état de nature ». Peu s’en sont sortis dignement. Je songe parfois, quand je me rends au bureau de tabac de mon village oléronnais, à ce pharmacien : Son officine s’ouvrait dans ce même bâtiment, sur la place de l’église …

La résidence de France m’avait hébergé pendant deux ou trois jours à la « case de passage ». Souvenir de mon patron, l’inspecteur Martin : En chaussettes, monté sur mon lit pour accrocher une moustiquaire.
              Les fonctionnaires en poste appartenaient visiblement, à peu près tous, à la même équipe, issue des cadres de la « France Libre », et plus exactement du Cameroun ou du Gabon : Monsieur Maurice Delaunay était Commissaire-Résident de France, Monsieur Langlois était Chancelier de la Résidence. Ils avaient tous deux de très belles femmes et ils savaient recevoir ! Ah ! Le corps diplomatique français !

Je n’ai rien à dire de la résidence britannique : Elle siégeait sur son îlot et, du côté de la « grande terre », face au ponton sur lequel on embarquait « pour l’Angleterre » ( ou l’Australie, c’est selon ! ) se dressaient les bâtiments du « Club » britannique, entourés d ’une pelouse digne de Wimbledon ou du campus d’Oxford ! c’est à peu près tout ce que j’en connais, sinon que l’Union Jack flottait sur l’îlot.

                                              
                                              *


                                     COLOMBO


Tant de soleils ardents
Sur les murs desséchés
Villes entières
À la terre revenues
Ocre rouge sang séché
En poussière foulé

Aux chemins tant de pas
Tant de faim et de fièvre
Et d'espace et de temps
Et de mort et de vie
Tant de vies résignées
Aux limites abolies

Tant de moussons crevées
Et tant de vents si violents
Capitales diluées
Mosaïques de briques
Par le temps corrodées

Trompettes tambourins
Les sabots des chevaux
Des soudards conquérants

Tant de diables mendiants
Et de pieds en lambeaux
Rues
Des villes disparues
Rabotées

Fleurs de lotus
Offertes
Et tenues à la main
Ô ! Tant de pèlerins
Tout au long du chemin !

Un jour suivant l'autre
Une vague après l'autre
Et les flux infinis
Des chemins de la vie

Ocre rouge sang séché
En poussière foulé
Tant de pas
Tant de faims

Au pied des dagobas
Tant de Bouddhas sculptés
Et de fruits miroitants
Tant de sons tant de chants
Tant de vagues argentées
De saphirs de rubis
De topazes brûlées
De batiks de saris
Filles
Aux effluves du thé

Capitales oubliées
De vent et de poussière
Des macaques attroupés
Des racines nouées
Aux énormes banians

Tant de bûchers allumés
Tant d'enfants affamés
Consumés
Combien Bouddha
Pour ta sérénité ?
                                           
                                                   



                                    POINTE À PITRE



           La « pointe à Peter », sans doute, du temps où la Guadeloupe se partageait entre les grandes plantations : Les « habitations », comme on disait, et « Peter » devait être le maître, sur cette pointe qui s’avance dans la baie. Une gravure ancienne me montre ce paysage : Fumées des usines à sucre, palmes, collines que l’on appelle des « mornes ». Un essaim de navires  hérissés de grands mâts dénudés, voiles abattues. Navires ancrés là dans l’attente de leur chargement ou de leur déchargement. C’était en 1871 et les maisons étaient de bois.


         Mes souvenirs sont plus récents et font d’abord ressurgir des odeurs : Le  coprah, la mer, la pluie, des fleurs et des fruits, des fermentations indéfinies …. Ils font aussi revenir une lumière à nulle autre pareille, près de la darse, lorsque règne « Midi, émietteur de cymbales » …. Et le petit Alexis Saint-Léger-Léger prend son bain dans le jardin où « Madame Lalie » passe le peigne dans sa tignasse. Le petit Alexis ne reviendra pas mais il a chanté comme nul autre  la Guadeloupe des planteurs … On ne le lui pardonnera pas : Je ne sache pas qu’une plaque affiche son nom à l’angle d’une rue  « Saint-John Perse ».



         Ce temps n’est plus et c’est beaucoup mieux ainsi : Le monument érigé à l’entrée de la ville représente l’esclave brisant ses chaînes.

         Je me souviens, moi, d’une longue avenue. Elle enjambe la « Rivière Salée » à Baie Mahault. La « Rivière Salée », en fait, c’est un bras de mer étroit : le bras de mer qui sépare les deux îles de la Guadeloupe, nées à des époques et dans des circonstances différentes : La « Grande Terre », au Nord et la « Basse Terre » au Sud. La « Basse terre, bien sûr, est la plus montagneuse, et de très loin …. L’autre étant un plateau assez sec sur lequel s’étendent à perte de vue les champs de cannes à sucre.


         C’est pratique, ce pont sur la « Rivière salée », que l’on appelle « Le Pont de la gabarre », (allez donc savoir pourquoi !) … C’est  très pratique, ce pont, car,  lorsqu’il y a, (cela arrive assez souvent dans le pays), une grève générale, un mouvement de revendication …. Une poignée de manifestants suffit pour couper la circulation automobile et paralyser toute l’activité.

Aujourd’hui, il n’y a pas de manifestation. On entre dans la ville après avoir longé les bâtiments de béton du lycée Bambridge : Pas très beau !  À droite, une tour, de béton également : C’est la tour Frébault, occupée essentiellement par des bureaux. On prend la rue principale ; Je crois bien me souvenir qu’elle s’appelle également la rue Frébault … Qui était ce Monsieur Frébault ? – Il faudra que je cherche sur internet, cela en vaut la peine.

             Hautes maisons, de bois, pour la plupart : On est dans la ville du dix-neuvième siècle. Balcons, balustres, auvents, boutiques et magasins sombres : Que peut-on bien y vendre ? – Aux devantures, bassines de matière plastique, balais, cintres sur lesquels des vêtements sont accrochés. Derrière les vitrines étroites et rares, on devine des sacs et on aperçoit des objets indistincts … Prenons à gauche : Petite rue assez étroite – Les chalands font leurs courses à pied, évitant les voitures comme ils le peuvent. Une petite place : La place de la sous-préfecture, assez triste – Les enfants entrent à l’école. La plupart d’entre eux  sortent des autobus. Poursuivons notre chemin : On débouche en pleine lumière – Et Dieu sait s’il y en a, de la lumière !

« Midi, émietteur de cymbales … »

         Les morceaux de cymbales tremblent sur l’eau de la darse. Il n’est pas midi pourtant … Des traces d’essence, ou d’huile, donnent des irisations irréelles. Au milieu de cette gloire flotte le cadavre d’un chat. Deux ou trois flamboyants étalent leurs majestueux parasols en manière de manteaux royaux, vermillon moucheté de blanc : Somptueux ! Et là, le marché couvert, ses odeurs de mangues, d’ananas, de sapotilles, de pommes-cythère, de bananes … Que sais-je encore ? – Des tissus pendent aux piliers, rutilants, de toutes les couleurs … Et les verts plus ou moins foncés, plus ou moins tendres, des haricots, des salades, des choux …. Le rouge des tomates ! Les femmes sont vêtues d’amples robes bigarrées, mouchetées, zébrées … Certaines s’abritent à l’ombre de parasols, eux aussi très colorés. Le toit du marché est couvert de tôles, dont certaines sont peut-être un peu rouillées, mais toute la ville est couverte de tôles rouillées, à l’exception des bâtiments récents, en béton gris : Eux, ils ont des toitures en terrasses. Persiennes, persiennes, persiennes :

                               - « Midi, émietteur de cymbales … »

             Midi, le tintamarre de son soleil  … Les yeux presque fermés … Et la mer est là, derrière les hangars de bois, comme un océan de plomb fondu ! … Juste une fente, entre les paupières !



              Des voitures, des voitures, des voitures … Des klaxons … Un grand diable traverse la rue en agitant les bras. Cela sent le rhum et le jus de la canne à sucre, cela sent la bagasse, le coprah, l’huile … Et l’on sent, en arrière de tout ça, une vague odeur de poussière, de fibres de sacs. Une petit bateau sale, coque en bois peinte en vert, derrière le bureau des douanes, embarque du monde pour la Jamaïque, la Désirade ou bien la Dominique : « Touk … Touk …Touk » …
         Un grand paquebot blanc est à quai, ses ponts multiples dominent la ville. Les touristes, vêtements légers, montent dans les bus, mais ils semblent déjà écrasés de chaleur … Un palmier prend la couleur de l’or. De l’autre côté, des grues chargent et déchargent de lourds containers. Grondements sourds et le soir, des immeubles en barres, sortiront des cris, des chants et le battement du « gros-ka » … Effluves vénéneuses et lourdes …

             -« DÉFENSE DE DÉPOSER DES MAISONS ! »

                Une pancarte au beau milieu d’un terrain vague, où sont tout de même
Installées quatre ou cinq « cases » - Baraques, caisses de bois, posées de guingois, chacune sur quatre pierres inégales … Parois peintes de couleurs agressives : rouge, vert ou jaune … Toits de tôles plus ou moins disjointes, pansements de fer blanc issus de boites à biscuits ou de boites de conserves de viandes …

                   Sur la porte de l’une de ces cases, écrite avec un pinceau rageur, une annonce excédée :

         -« Foutez moi la paix. Je ne suis pas la femme des pêcheurs ! »

                    Et  Marie-Rosalie balaie le seuil de sa maison, tandis que son chien, aplati dans l’ombre, soulève une paupière.

           Mais comment faire, avec tous ces camions, toutes ces voitures, tous ces pick-up ? Comment faire, avec toute cette foule ? – Sortir de là : Il y a mieux à voir que Pointe à Pitre, en Guadeloupe !
                                            
                                             *

                                   VIENTIANE



Le panier capitonné
La théière emmitouflée
Le thé fade
A tiédi

Odeurs de pavot
De la pipe à eau
Mékong noueux
Boueux visqueux
Moiteur

Lèpre des murs
Tôles rouillées

Longs trains de bois flottés
Pluie épaisse
Infinie
Noirs frangipaniers
Senteurs de cannelle
Charnelles

Rose et blanc
Dans la mare
Un nénuphar
Fervent

Fléaux aux lourds paniers
Chapeaux de latanier
Poulet grillé
Varans écorchés
Riz violet
Sauces au poisson sec
Odeurs de soupe
Et de tabac roulé
Chalands qui s'attroupent
Au marché du soir
Tissus bariolés
Canards qui cancanent
Taxis et pousse-pousse
Giclées d'eaux sales

Le panier capitonné
La théière emmitouflée
Le thé fade
A tiédi

                                                     *

                SAINT PIERRE DE LA MARTINIQUE



J’y suis allé. Je n’en suis pas plus fier que ça … Sentiment de malaise, comme celui que pourrait éprouver une  adolescente regardant ses parents par le trou de la serrure : L’impression d’être un voyeur ! – Indécent !

   Là était la capitale de la Martinique et des Antilles françaises. Là, on rencontre essentiellement des touristes en tenue légère. Ils parlent bas, cependant. La plupart retiennent leurs pas : On marche ainsi dans les cimetières.

8 Mai 1902, à 8 heures cinquante du matin … Le volcan de la Montagne Pelée a vomi un nuage de boue et de vapeur d’eau bouillante … Il ne restera plus rien : Vingt-cinq mille habitants seront morts, tous à la fois. La ville n’existe plus et tous les navires qui étaient à l’ancre dans la baie se sont enflammés puis ont disparu.

Que dire de Saint Pierre ? – Je ne vais tout de même pas raconter l’histoire de cette catastrophe. Elle s’est déroulée il y a si longtemps … C’était hier, ou presque !

 On peut dire que la ville n’a jamais été rebâtie : Certes, on a reconstruit l’église, certes, quelques bâtiments, peu nombreux, ont été relevés, mais la ville est morte, et le restera. Là-haut, le volcan est toujours là. Il est muet pour l’instant mais …  Et puis, c’est mieux comme cela : J’aurais la sensation d’un blasphème si l’on avait relevé les ruines noircies.

Ici fut une rue, la rue principale. Elle était ce qu’étaient toutes les rues des villes importantes, à cette époque : Des caniveaux bien tracés, des murs de pierre, éboulés, noircis, calcinés. Plus de toits, bien sûr et la végétation peine à reprendre ses droits. Là était le grand théâtre : Il était construit sur le plan du grand théâtre de Bordeaux … Et partout .... Mais pourquoi tenter les identifications, pourquoi chercher à reconstruire ce qui a été démoli, abattu, ruiné, brûlé, soufflé, anéanti ? - La mer, voisine, est calme. La rade est irisée. La rive est tranquille. On avance à petits pas entre les débris de murs. On passe le pont qui enjambe le torrent. On songe. On prie.

En bord de mer, au bout d’un appontement de bois, accostent les bateaux qui amènent les visiteurs : Ils viennent de Fort-de-France ou bien des Trois Îlets : Tous font silence au débarquement.

Quelques marchands vous proposeront des babioles à titre de souvenirs. J’ai le sentiment que très peu d’entre eux sont vraiment domiciliés ici. – Qui passe ses nuits en cet endroit ?

On vous montrera des bouteilles de verre, fondues, déformées. On
vous montrera des cloches boursouflées par la terrible chaleur : Les cloches de l’église, les cloches qui sonnaient ce jour-là, pour les premiers communiants …On vous montrera les cloches des rhumeries aussi, qui étaient là pour rythmer le travail. Une usine ? – Il y en a encore une, un peu au-dessus des ruines : On vous y montrera des fers tordus, que sais-je encore ? On vous contera l’explosion des cuves et des fûts …

Ah ! Je ne veux pas que l’on me raconte les bûchers sur lesquels on a brûlé les cadavres : Enfants, femmes, hommes mêlés … Et l’on en trouvait encore et encore, dans les décombres. Combien n’ont jamais été retrouvés ?

On vous dira bien que les épaves des navires sont toujours là, dans la baie, au fond de l’eau. Il y aurait  même un petit sous-marin pour montrer tout cela aux touristes … Ah ! Je ne veux pas voir ! – Laissez-moi prier. Laissez-moi pleurer … Et même si les larmes ne me viennent pas tout à fait, laissez … Mon âme pleure.

                                            *

                            FLORENCE


Ocre
Ocre jaune
Ocre rouge
Les villas s’accrochent aux pentes boisées
Campaniles
Les monastères dominent aux crêtes des collines
Longues files des cyprès colonnaires
Montant jusqu’au ciel
Bleu pervenche

Dômes et coupoles
Tours
Remparts
Briques
Tuiles très douces
Rues étroites
L’Arno feint le sommeil
Le Ponte Vecchio se recueille
Les palais sculptent la ville

Laurent
Laurent le Magnifique
Mosaïques
Pavements colorés de pierres dures
Marqueteries
Façades revêtues
De marbres antiques
Arrachés aux monuments des Césars
Et les bijoux des Barbares luisent au vitrail




Portes modelées et fondues dans le bronze
Couvertes de feuilles d’or
Arcades et balcons
De fer forgé
Balustres
Escaliers en souples volées
Mais Persée brandit la tête
De Méduse à bout de bras

Baptistères
Chapelles et églises
Cathédrales basiliques et musées
Le Christ en majesté
Le Christ triomphant
Le Christ mort
Visages de Madone
La Madone glorieuse
Mais la douloureuse mère d’un homme mort

Tant de beauté !
Tant d’or
Tant d’argent
Tant de talent et tant de travail !
Le David de Michel-Ange
Mais aussi sa pietà
Mécènes peintres sculpteurs
Architectes maçons
Tout cela pour exorciser la mort ?

Laurent, ton tombeau est magnifique
Mais c’est un tombeau..


                                            *


                SANTIAGO  DE    COMPOSTELLA


Et puis, là, arrivant au terme de ton voyage, ayant gravi des pentes, dévalé des torrents, vacillé sur les galets ou les rochers, dérapé dans la glaise, lutté contre les éléments. Là, dans les faubourgs de la ville, entre des murs gris et ruisselants, tu te sens redevenu ce qu'au fond tu avais rêvé de n'être plus ... Un parmi les autres, un que l'on ne regarde plus.



Comment es-tu parvenu à Santiago jusqu'à la place de l'Obradoiro (l'ouvrage d'or) ? _ Au fond, tu ne le sais même pas. Tu es passé par une rue étroite où sont des boutiques dans lesquelles on vend colifichets, bourdons de bois, coquilles de fer blanc, cartes postales, mais aussi saucissons secs, chorizos et jambons ! ... Après tout, la vie, c'est cela et tu replonges dans cette vie-là ...

La place de l'Obradoiro est superbe, dallée de pierres vénérables, entourée de bâtiments majestueux : derrière toi la façade néo-classique de la Mairie de Santiago, (l'Ayuntamiento). À ta droite, le Colegio San Jeronimo, qui est actuellement le siège du Rectorat, à ta gauche, l'Hostal de los Reyes Catolicos (pas moins !), qui est actuellement l'un des "Paradores", l'un des hôtels les plus luxueux du pays (chasseurs à casquette et galons dorés, portant les valises ...)



Et puis en face, "La Cathédrale" ... On la connaissait par les reproductions répandues dans le monde entier, par les gravures aux pages des livres, par les photographies sur les affiches...




"La Cathédrale" ... Eh bien oui, elle est là, devant toi et tu trouves sa façade plus noircie que ne le montraient les photos. ... Parbleu la pluie qui n'a pas cessé n'arrange rien ! ... Les tours sont baroques ... On le savait ... Très baroques. Le portail est orné d'une multitude de sculptures et de statues : On les devine plus qu'on ne les voit, tant, également, elles sont noircies par le temps et par les vents . Double escalier majestueux, arrondis, cintres, colonnes et moulures ...


        On a un peu peur de ce que l'on va trouver en pénétrant dans le sanctuaire ... Tu te souviens des églises du chemin, des Cathédrales rencontrées : Pampelune, Burgos, Punte-La Reina, Estella ... Mention spéciale pour celle de Najera qui abrite le panthéon des Rois de Navarre et tous leurs gisants ... Mais mention spéciale aussi à l'église de San Domingo de la Calzada qui contient un poulailler, souvenir d'un miracle moyenâgeux qui fit revenir à la vie un poulet déjà rôti ... Ici il y a une poule blanche et un coq blanc ... Si le coq chante, cela porte bonheur au pèlerin en visite ...
Dans la plupart de ces églises il y a trop d'or, trop d'or et d'argent, trop de colonnades, trop de frises, trop de niches et trop de statues en bois polychrome ou recouvertes de métaux précieux et de bijoux, trop, trop, trop ! ... A croire que c'est là que se retrouve tout l'or et tout l'argent que les galions ont jadis ramené des Amériques ... Devant le spectacle offert par certains retables compliqués, on ne peut que songer aux pagodes d'Asie, à leurs ornements et aux statues du Bouddha ... Après tout ...



Tu voulais monter les escaliers pour pénétrer dans la cathédrale ... Les cloches, toutes les cloches, sonnaient à la volée. Non, il faut faire le tour et entrer par la Porte Sainte, celle qui n'est ouverte que pour les années saintes, proclamées chaque fois que le 25 Juillet, fête de la Saint Jacques tombe un dimanche. Une indulgence plénière est accordée au pèlerin ces années-là à condition qu'il ait parcouru au moins cent cinquante kilomètres à pied, à cheval ou à bicyclette, ( On rencontre de plus en plus de cyclistes en V.T.T. , la tradition dût-elle être distordue à leur bénéfice ) ...
Bon, la voilà, la Porte Sainte. Tu t'apprêtais à y pénétrer, puisqu'elle est réservée aux pèlerins, mais tu n'avais pas songé que les pèlerins sont nombreux ... Et qu'ils ne sont pas toujours ceux auxquels tu pensais : Il y a peu de marcheurs équipés comme toi de sacs à dos et de ponchos, mais il y a, en groupes constitués, tous les pèlerins en costumes et robes de ville ... Débarqués à Santiago la veille ou le matin même, souvent âgés, souvent munis du bourdon et de la calebasse ...

_ "Ils prêtent à rire", dis-tu ? Pourquoi te réserverais-tu le titre de pèlerin : Ils ont fait ce qu'ils ont pu, sans doute ... Le bourdon et la calebasse achetés à la boutique du coin et brandis avec fierté ? ... Bien sûr, bien sûr ... Mais pourquoi leur ôterais-tu leur joie ? - Il te faut en prendre ton parti : Tu n'es pas le seul à t'attribuer le statut du pèlerin.



En tout cas, ils se sont chargés de te le faire comprendre ... Pas facile, de passer par la Porte Sainte, ils font bloc et il te faut bien attendre.

... Bon, tu y es, dans la cathédrale de Santiago, tu y es avec ton sac sur le dos, tu as ton bâton à la main, ton poncho sur le dos. Tu es tout dégoulinant de pluie, tes pieds font des clapotis dans tes chaussures, tu as froid car tu es tout trempé ... Tu essaies d'y voir quelque chose ... Mais tu ne verras rien : La nef est remplie, archi-pleine : Il a dû en arriver, des autobus et des avions ! Qui plus est, aujourd'hui, en pèlerinage _ Pas à pied, bien sûr ! _ L'archevêque reçoit l'héritier du trône du Brésil et sa famille ... C'est plein de Brésiliens ! ... Tu as réussi à poser ton sac et à ôter ton poncho, tu les as déposés à terre dans la travée ... La nef de la cathédrale de Santiago, l'autel, les retables ... C'est ce que tu en attendais ?

_ Tu n'en sauras rien pour cette fois :

La foule t'a irrémédiablement relégué derrière un pilier. Tout juste apercevras-tu, en longue file, la trentaine de concélébrants, dont l'un est vêtu de noir. Grandes orgues. Tout le monde est debout, les bourdons tout neufs et les calebasses sont levés. Tu piétines un peu sur place pour tenter de te réchauffer ...

Déçu ? _ Qu'espérais-tu ? _ Aurais-tu voulu que les trompettes sonnent à ton arrivée sur la place de l'Obradoiro? ... Parce que les seuls vrais pèlerins sont ceux qui ont marché à pied, sur huit cents kilomètres au moins ? ... Aurais-tu voulu que l'entrée par la Porte Sainte te fût réservée ? -  Aurais-tu pensé qu'une place serait réservée pour toi sur un banc ?

J'ai envie de te consoler, mais j'ai aussi envie de t'aider : Tout ce long trajet, toutes ces rues monotones, ces murs gris, toute cette pluie, toute cette solitude te feront-ils prendre conscience que ce que tu as accompli en marchant depuis des semaines et des semaines, toute cette sueur, tous ces efforts, toutes ces douleurs, toutes ces questions que tu t'es posées ... Tout cela ne fait pas de toi un être particulier : Il n'y a pas de statut du pèlerin ...
En tout cas, le pèlerinage n'est qu'un moment dans une vie, ce qui fait qu'être pèlerin n'est pas un état, ce ne peut être qu'un moment. Ce moment finit ici, à Compostelle et te voilà redevenu semblable aux autres : Ce qu'au fond, tu n'as jamais cessé d'être. Tu n'es pas un champion, tu n'as pas accompli un exploit sportif. Ce que tu as fait, tu l'as voulu ... Tu l'as fait ... A toi de considérer si c'est bien ou si c'est mal, mais ici, à Compostelle ...


Ici finit le Chemin, ici finit le pèlerin. Si tu veux savoir à quoi ressemble vraiment la cathédrale, il te faudra revenir à une heure de moindre affluence ... Une autre messe sera dite à dix-huit heures, tu pourras peut-être y assister et sans doute plus facilement t'y recueillir.



_ " Attends ... Ne t'en vas pas encore ... La messe est presque finie, on va balancer le "botafumeiro", l'encensoir géant en argent massif ... "


_ " Je sais, je sais : huit hommes, que l'on appelle en Galicien les "tiraboleiros", en tirant vigoureusement sur les cordes font virevolter l'encensoir ... Qu'ils le balancent ... moi, je vais au bureau d'accueil des pèlerins pour me faire délivrer la "Compostella", le document qui, selon une très ancienne tradition, atteste l'authenticité de mon pèlerinage ..."




... _ Et qu'espérais-tu, là encore ? ... Tu as toujours les pieds mouillés, tu traînes encore ton sac et ton poncho. Il pleut toujours. Au rez-de-chaussée d'un imposant immeuble, derrière un comptoir, une jeune fille vend des médailles ... Derrière un autre comptoir, une autre jeune fille, représentant une agence de voyage, tente de trouver une chambre d'hôtel à ceux qui en désirent, essaie, en conversant au téléphone, d'obtenir des billets de chemin de fer pour ceux qui en veulent, se démène pour donner les renseignements qui lui sont demandés ...

_" Montez l'escalier : Le bureau d'accueil se trouve au premier étage." ... Elle parle français, cette jeune fille. Elle parle français et anglais, peut-être d'autres langues encore ... Mais elle ne parle pas l'allemand et son interlocuteur du moment trouve le moyen de s'en offusquer, avant de poursuivre la conversation en anglais...


_ Bon, t'y voilà ... "Accueil des pèlerins ! "... Encore un comptoir de bois, très long ... Deux ou trois personnes derrière ce comptoir ... Présenter son "Credential" ... Les sceaux qu'on y a apposés aux différentes étapes font foi :


La "Compostella" n'est attribuée qu'à ceux qui ont parcouru au moins cent cinquante kilomètres ... Les cent cinquante derniers kilomètres ... Ce qui fait qu'on la refusera à un pèlerin qui a parcouru cinq cents kilomètres, au prix d'efforts incroyables ( Il avait une prothèse de hanche, était diabétique et ses pieds étaient en sang lorsqu'il a dû se faire hospitaliser, à Astorga.) … Il a dû terminer son pèlerinage en autobus et ne peut donc pas présenter les sceaux qui devaient être apposés dans la dernière partie du parcours ..

On fait la queue devant le comptoir.

_ " Pas un mot gentil, pas un compliment pour ce que nous avons accompli. Rien. De vrais bureaucrates fonctionnarisés ! "

_ Attends, attends un peu ! ... C'est vrai, leur préoccupation, c'est de vérifier les sceaux dans le "Credential". Après cela, ils saisissent dans une pile de feuilles un formulaire de la "Compostella" ... Papier jaune orné de coquilles et, dans un médaillon, l'effigie de Saint Jacques. La "Compostella est pré-imprimée ... Il n'y plus qu'à y inscrire ton prénom, latinisé et la date de ton arrivée à Santiago ... Le reste est écrit en Latin. Tu ne connais pas le latin, mais c'est signé par le "Secretatus Capitularis", alors c'est forcément beaucoup d'honneur que de recevoir cette attestation de pèlerinage ! ... Enfin, tu en ressentirais beaucoup plus d'honneur si la signature n'était pas, de façon si visible, apposée à l'aide d'un tampon de caoutchouc ... Si l'écriture manuscrite de ton nom était un peu plus soignée, si l'on t'offrait une pochette pour y placer la "Compostella" ... Tu n'as que ton sac à dos, comment faire pour ne pas chiffonner ce papier ? - La seule solution que tu as, c'est de le plier, ce que tu fais la mort dans l'âme. Tu as toujours les pieds qui clapotent dans tes chaussures et tu redescends l'escalier de bois pour te rendre à ton hôtel ... Le pèlerinage, c'est fini !

Te voilà de retour sur la place de l'Obradoiro. Tu n'as plus ton sac sur le dos. Tu as laissé ton bâton à l'hôtel. Tu as changé de tenue car la chemise et le pantalon que tu portais pour marcher tournent dans une machine à laver. Tu as acheté des chaussures légères, pour remplacer les "botas" trempées que tu as bourrées de papier journal pour tenter de les sécher ... Curieuse impression : Pour une fois, tu as pris une douche sans craindre que l'eau chaude ne tarisse et pour une fois tu as laissé ton équipement. Pour un peu, tu te prendrais pour un "touriste". Tu as erré quelque peu sur la place, un peu perdu de te retrouver seul. Que cherchais-tu ?

_ En fait, tu cherchais, en tournant autour de la cathédrale : Place de l'Obradoiro, place de las Platerias, place de la Quintana, place du Paraiso ... Tu faisais mine d'admirer, ici les sculptures du Portique de la Gloire, là celles de la Porte Sainte puis celles de la Puerta de las Platerias ou du portail de la Azabacheria ... Tu prenais du recul, le dos au Palais de Rajoy, pour scruter la façade baroque construite au XVIII eme siècle et les deux tours que l'on dit "sveltes" et "élégantes". ... Tu t'es approché de l' "Hostal del Reyes Catolicos" sans oser y entrer:



... N'y pénétraient que des gens bien habillés, issus de limousines dont les chasseurs aux vestes chamarrées retenaient les portières ... Ce que tu cherchais, sans peut-être te l'avouer ? - Tu l'as compris sans doute au moment où un petit groupe de pèlerins arrivait au centre de la grande place : Un grand diable en culottes courtes, sac sur le dos, poncho et chapeau de paille à larges bords qui saute à pieds joints en lançant les bras vers le ciel. Il hurle ... De joie ?

Tu cherches encore la compagnie des pèlerins : Ceux-là, tu les as croisés plusieurs fois sur le Chemin, tu sais qui ils sont ... Et donc tu sais qui tu es ... Le grand diable te serre dans ses bras, quand il te reconnaît : Tu n'es donc pas un "touriste" ... Tu es bien pèlerin ... Pour quelques minutes encore ... Le temps que les nouveaux arrivants disparaissent à leur tour vers le bureau d'accueil ...

Un peu avant dix-sept heures, tu entres dans la cathédrale, par le Portail de la Gloire, après avoir monté les marches de l'escalier monumental. L'entrée est un peu encombrée :
Des gens baisent la tête des anges de pierre ... Tu les as évités.


La nef centrale est immense, elle est flanquée de deux autres nefs et la coupole se situe à trente-deux mètres au-dessus du transept. Il y a neuf chapelles, réparties tout autour, des confessionnaux de bois, un déambulatoire qui permet de faire le tour de l'autel. Il y a relativement peu de monde dans la cathédrale - Rien à voir avec les foules de la messe des pèlerins, à midi ! Un léger mouvement se fait. Tu le suis. Hommes et femmes passant la Porte sainte effleurent de leurs doigts, au pilier de gauche et à celui de droite, deux croix gravées en creux dans la pierre quelque peu noircie par ces contacts répétés. Tu accomplis le rite sans en connaître la signification. Tu contemples les statues, les dorures, les moulures, les colonnettes, les peintures, les stucs, les émaux et les pierreries ... Trop ! ... Trop, répétais-tu en passant sous les galeries de la nef centrale, dite "triforium" ... Le mouvement te conduit sans que tu t'en aperçoives au pied d'un petit escalier, derrière le maître-autel. Tu montes les marches comme les autres, après les autres. Et, après les autres depuis des siècles et des siècles, tu passes tes deux bras autour du cou de la statue de l'apôtre, recouverte d'argent et de pierreries ... Tu te souviens alors avoir lu quelque part quelque chose à propos de ce rite : Embrassant la statue de Saint Jacques par le cou, il faut prier pour ceux que l'on aime ... Juste à côté, un frère mineur, robe de bure brune, distribue des images pieuses et montre le tronc aux oboles.

Passe et redescends par l'autre escalier ... Fais place au suivant ... Qui passera lui aussi les bras autour du cou de la statue ... Tu t'es plié au rite : Tu t'es dit enfin que tu n'étais pas différent des autres et que ta longue marche ne te donnait pas l'autorisation de te distinguer ... Depuis des siècles, les pèlerins et les visiteurs ont embrassé la statue de Saint-Jacques _ Toi qui a voulu placer tes pas dans les pas des autres, tout au long du Chemin millénaire, à quel statut particulier, étranger à ta démarche, prétendrais-tu ?

_ Tu y crois, toi, à cette histoire ? ... Saint Jacques a été décapité en Palestine sur ordre du roi Hérode Agrippa 1er en 42 après Jésus Christ. Son corps a été jeté par-dessus les remparts pour être donné en pâture aux chiens et aux rats. Ses compagnons, Athénase et Théodore recueillent sa dépouille, la déposent au fond d'une barque. Ils passent le détroit de Gibraltar. Ils arrivent en Galice, à Pardon, sur la côte la plus occidentale de l'Europe. Ils enterrent le corps du Saint non loin de là. Ce n'est qu'en 810 qu'une mystérieuse étoile guide l'évêque Théodomir et l'ermite Pélagius jusqu'à l'endroit où repose le sarcophage, dans un champ qu'on appellera le "Champ de l'Étoile" ou "Compostellae".

Bien peu nombreux sont ceux qui, de nos jours, accordent foi à ce qui n'est sans doute qu'une légende. Mais qu'importe, après tout ... Les légendes ne contiennent-elles pas la plupart des mythes dont l'homme a besoin ? Tu marches vers Santiago, tu marches vers quoi ?

                                                        
                                                *


                                    LES ÉMIRATS

C’est à Dahran
Bahrein
Ou bien Abou Dhabi
Des lampadaires éclairent la nuit
C’est dans le désert
Les autoroutes filent
Rectilignes
Des torchères flambent
Des pontons
Des navires
Des feux clignotants
Blancs
Verts
Rouges
Et puis un tapis de lumières
Là où se devine la ville

Atterrissage en douceur
Dunes à droites
Dunes à gauche

-”Mesdames et Messieurs les passagers sont priés d’enfermer dans les coffres à bagages les magazines qui sont en leur possession et les bouteilles de boissons alcoolisées ...”

Ma voisine ajuste le voile qu’elle a sorti de son sac :
Elle descend ici

-” Quarante- cinq minutes d’escale”

Bancs de bois
Limonades
Pas une présence féminine
Mais la boutique hors taxes !
Torrents de rubis de saphirs de diamants d’émeraudes
Il y a même des voitures de sport et des limousines...


                                             *
                                   
                                        PARIS


PARIS … Encore ! … Et bien, quoi, Paris ?

Les quais de la gare Saint Lazare, à huit heures du matin ? – Ou mieux encore, toujours à la gare Saint Lazare … mais à  Montparnasse, c’est pas mal aussi … À dix-huit heures ou dix-huit heures trente !

Les couloirs du métro, à peu près aux mêmes heures et à peu près dans toutes les stations, les bouches de métro, les escalators du métro, les escaliers, les tapis roulants … Tiens, allez donc voir à la station Châtelet !

Les voitures du R.E.R. aux heures d’affluence, et leurs portes coulissantes qui n’ont de cesse de chercher à vous coincer lorsque vous passez. Dans le R.E.R. ce n’est pas mieux que dans le métro et vous voilà ballotté de droite et de gauche, vous agrippant à  votre barre  verticale d’acier chromé, lorsque vous avez eu la chance de pouvoir en cramponner une ! L’épuisement des voyageurs après leur journée de travail, les odeurs de transpiration, les contacts, les palpations, les pieds que l’on ne sait pas où poser … La nécessaire attention qui ne doit pas faillir, sous peine de se faire voler son sac ou son porte-monnaie !

La place de la Concorde est très belle, mais l’ennui, c’est qu’on ne peut que l’apercevoir, à travers le défilé des voitures de toutes sortes et de toutes couleurs. Des voitures ? – Allez donc voir sur les Champs-Élysées ou, mieux, au rond-point de l’Arc de Triomphe …. Elles tournent, elles tournent, se suivent, se croisent, se coincent puis se décoincent, virent à droite, virent à gauche, s’accumulent et puis leur file repart et jamais ne s’arrête. Les feux passent au vert, puis à l’orange, au rouge, puis encore au vert … Les piétons passent entre les clous, les cyclistes font ce qu’ils peuvent. Les motos font du bruit, le plus de bruit possible !

La tour Eiffel … Il nous faut bien parler de la tour Eiffel : Elle est si célèbre ! Il faut avouer qu’on la voit de loin. On est heureux quand on la regarde : On ne sait pas très bien pourquoi, mais on est heureux, et les touristes courent pour monter à son dernier étage …. Quand le personnel chargé des ascenseurs n’est pas en grève !

Grève ! Le mot est lâché : De la Bastille à la Nation, vous pouvez rencontrer le cortège des revendications de tout genre : Drapeaux et banderoles, chapeaux grotesques et mascarades. Des ballons gonflés au gaz survolent l’avenue des Invalides … Avenue impraticable, bien sûr et, si vous voulez vous rendre à la tour Montparnasse, vous avez intérêt à prendre un autre itinéraire, au risque d’arriver en retard à votre rendez-vous.

Paris ! Paris encore ! … Paris et ses musées, ses grandes expositions : Manet, Monnet, Toutankhamon … Que sais-je encore ? – C’est merveilleux et c’est pour cela qu’un monde fou vient du Japon, des Etats-Unis, du Royaume-Uni, d’Abyssinie, du Canada et de Moldavie …. Ah ! Les autobus à deux étages transportant leurs touristes amidonnés, casquette sur le crane, oreillettes de chaque côté de la tête ! Ah ! Les émanations de gaz d’échappement : Autobus et automobiles, le tout confondu, mais les autobus de tourisme présentent cette particularité  de laisser tourner leur moteur tout aussi longtemps qu’ils demeurent à l’arrêt : Il faut bien faire fonctionner la climatisation  ! … Vous en prenez plein les narines ! …. Vous en prenez plein les narines, pendant que vous faites la queue pour essayer d’atteindre les portes du musée que vous voulez visiter … Et cela a des chances de durer pendant des heures. Aprés, si c’est une grande exposition, que vous voulez visiter, il vous faudra, coûte que coûte, suivre le troupeau. Vous aimeriez vous arrêter un peu devant tel ou tel tableau, devant tel ou tel objet ? – Pas question : Il faut suivre ! – Cela ne vous empêchera pas, d’ailleurs de  dire à vos amis que vous y êtes allé et que c’était « super » … « super », c’est beaucoup plus « in » que superbe, qui fait très « ringard ».

Vous aimeriez aller écouter un concert à la Salle Pleyel ? – Avez-vous réservé ? - Dans le cas contraire, il ne vous restera qu’à faire demi-tour. Même chose à l’Opéra Garnier ou à l’Opéra Bastille … Où vous auriez pourtant bien voulu aller pour admirer les danseuses étoiles et les petits rats … Les danseuses étoiles et les petits rats ont fait, d’une certaine manière, la gloire de Paris … Au dix-neuvième ou au vingtième siècle … Depuis, la gloire, c’est Versailles qui l’assume, en exposant dans les chambres de Louis XIV des « installations » et des ballons rouges venus du Japon ou des U.S.A, (Je vous demande pardon, il faut dire des « States »).

Le Trocadéro ? – On y va  pour manifester sur le parvis des « Droits de l’Homme ». On y manifeste aussi pour … Non, plutôt contre … Contre la déforestation, contre l’exploitation des gaz de schiste,  contre … Contre ce qui est pour ! Avec de la chance, il n’y aura pas de manifestation aujourd’hui et vous pourrez entrer au musée de l’homme … Le musée de l’homme ? … Toute une partie de son patrimoine a émigré vers le Quai Branly, au musée des Arts Premiers. Le musée de la Marine a échappé de peu à l’exil.


Je trouve assez curieux que Paris, le Paris tant vanté, tant aimé, le Paris des poètes … Je trouve assez curieux que, justement, les poètes aient surtout chanté les petits coins qui font Paris, mais qui, au fond, sont ceux qui sont préservés de Paris ! -  Les petits jardins de l’île Saint-Louis, le jardin du Luxembourg, celui des Buttes-Chaumont, tel petit coin qui a échappé à l’urbanisation et à l’envahissement automobile, tel banc le long d’un quai, tel étal de bouquiniste, telle terrasse de bistrot où l’on peut encore se réfugier et avoir l’impression d’être en sécurité. Avez-vous eu la chance de pénétrer dans l’église Saint Julien Le Pauvre un dimanche après-midi, ou même, tiens : dans la nef de Notre Dame? – Un dimanche après-midi … Ou mieux : en soirée … Il n’y a personne, les bruits de la rue ne pénètrent pas jusque-là et, comble de l’extase, il se pourrait bien qu’un organiste s’essayât sur son instrument … Ah ! Les orgues de Paris, les grandes orgues !

Paris-Plage ! Paris est une ville riche ! – Paris fait, dès que les beaux jours approchent … Paris fait déverser des milliers de tonnes de sable et les parasols fleurissent … Comme si on se trouvait au bord de la Méditerranée ! Passent des péniches, de temps en temps … Leur passage fait revenir la poésie … Mais le bateau qui suit est un « bateau-mouche » : de tous ses hauts parleurs, il conte à ses passagers l’histoire des palais de Paris. Quelques pêcheurs à la ligne, peut-être … Mais l’eau est si polluée qu’il n’est pas question de consommer leurs prises … Les plus « in » d’entre eux, les plus « écolos » décrochent le poisson, puis le rejettent à l’eau pendant qu’il est encore vivant …. « Attrapez la queue du Mickey ! »

« La queue du Mickey » ? Même la Foire du trône, on fait aussi bien en province, surtout l’été ! Et puis, un vide grenier, c’est aussi amusant, et il y en a partout en province, des vide greniers !

Les grands restaurants de Paris … On connaît leurs noms et ceux de leurs grands chefs étoilés. On connaît aussi les prix qu’ils pratiquent, mais … Allez donc tenter d’y dîner ou d’y déjeuner : Si vous n’avez pas réservé longtemps à l’avance, vous pourrez toujours aller vous restaurer à la brasserie qui fait l’angle de la rue … Elles ne sont pas si mauvaises que cela, les brasseries de Paris, et elles pratiquent des prix qui sont presque abordables …
Une fois de temps en temps ! - Dame, vous serez sans doute obligé de faire la queue là aussi, pour attendre qu’une tablée se décide à partir après avoir bu le café. Si vous êtes impatient ou si vous êtes par trop désargenté, vous aurez toujours la ressource des « fast food » … ou bien vous achèterez un sandwich … Les « Parisiens » consomment beaucoup de sandwichs au jambon. En moins grand nombre, ils consomment aussi des sandwichs au fromage ou au pâté (avec ou sans cornichons) … Il y a aussi les pizzerias et je ne sais quoi d’autre où l’on vend je ne sais quelle nourriture enveloppée dans un papier ou présentée dans une barquette de matière plastique.

Non, moi, ce que j’aime, à Paris, c’est que, presque partout, on peut s’asseoir, sur un banc, sur une chaise, dans un fauteuil … S’y asseoir et regarder … Regarder passer les gens … qui, très souvent, ne sont pas des Parisiens, parce que, les Parisiens, ils n’ont pas le temps de flâner : Ils courent tout le temps ! Du reste, si les gares sont pleines à craquer, le soir et le matin, c’est que les vrais Parisiens ne sont pas nombreux. Paris se vide et se remplit en quelques heures, ou en quelques minutes, au même rythme que Venise …

À dire le vrai, ce que j’apprécie le plus, ce sont les commerces de proximité : L’épicerie du coin, qui est tenue par un Maghrébin ou par un Chinois, et qui reste ouverte jusqu’à des heures impossibles … En province, on ne trouve plus de commerces de proximité !


                                                *

                                      COLOMBO


Tant de soleils ardents
Sur les murs desséchés
Villes entières
À la terre revenues
Ocre rouge sang séché
En poussière foulé

Aux chemins tant de pas
Tant de faim et de fièvre
Et d'espace et de temps
Et de mort et de vie
Tant de vies résignées
Aux limites abolies

Tant de moussons crevées
Et tant de vents si violents
Capitales diluées
Mosaïques de briques
Par le temps corrodées

Trompettes tambourins
Les sabots des chevaux
Des soudards conquérants

Tant de diables mendiants
Et de pieds en lambeaux
Rues
Des villes disparues
Rabotées

Fleurs de lotus
Offertes
Et tenues à la main
Ô ! Tant de pèlerins
Tout au long du chemin !

Un jour suivant l'autre
Une vague après l'autre
Et les flux infinis
Des chemins de la vie

Ocre rouge sang séché
En poussière foulé
Tant de pas
Tant de faims

Au pied des dagobas
Tant de Bouddhas sculptés
Et de fruits miroitants
Tant de sons tant de chants
Tant de vagues argentées
De saphirs de rubis
De topazes brûlées
De batiks de saris
Filles
Aux effluves du thé

Capitales oubliées
De vent et de poussière
Des macaques attroupés
Des racines nouées
Aux énormes banians

Tant de bûchers allumés
Tant d'enfants affamés
Consumés
Combien Bouddha
Pour ta sérénité ?


                                                 *

                       
                                          QUÉBEC



    C’était il y a longtemps déjà …  Un mois de février …. Tout un mois de février à parcourir le Québec !

-      « Mon pays, c’est l’hiver … », chante Gilles Vigneaux.

  Vous parlerai-je de Québec ? – Mais Québec, c’est la neige ! La neige, la neige, encore la neige ! qu’as-tu vu, de Québec ? – La neige !

Si … Tu as vu une ville citadelle : Hauts murs à la Vauban, de pierre de granit, comme à Saint-Malo. N’était la nature de la pierre, tu aurais pu te croire également à Brouage … Vous connaissez Brouage ? – Dans les marais pleins de roseaux, pleins d’oiseaux … Perdue vers l’embouchure de la Charente, ville morte, ville d’autrefois … C’est de Brouage que venait Samuel Champlain, qui fonda la ville de Québec.

La citadelle de Québec …  Échauguettes et  créneaux, portes monumentales et blasons sculptés. Le tout surgissant du tapis de neige, lequel se boursouflait  sur le haut des murs … Blanc … Blanc … Aveuglant. Il y avait du soleil et un petit avion passait, traînant une banderole publicitaire. Au pied des remparts … C’était le carnaval … Au pied des remparts, des équipes rivalisaient d’adresse pour construire et façonner des statues de glace : Chars traînés par des chevaux piaffant, navires d’autrefois, (Et l’on songeait au Hollandais volant !), Une ourse des banquises accompagnée de ses petits, Un Indien Huron et sa couronne de plumes … Que sais-je encore ? – Tout cela étincelant comme cristal !

Mais Québec, en février, c’est la neige ! – Là, un homme vêtu d’un caban rouge et d’un pantalon noir … Là, à plat ventre, les bras et les jambes écartés dans la neige, le visage enfoncé dans la neige … Il a à la main droite une canne en matière plastique, rouge comme sa veste. La canne est creuse et son bec se dévisse … Il est dévissé et la canne est vide  … Vidée de son liquide : On appelle ça du « caribou », c’est un mélange de vin et d’alcool de genièvre : Jambes coupées aussi nettement qu’ un arbre que le bûcheron abat. Si l’homme n’est pas évacué rapidement et conduit au chaud, il mourra, gelé. J’ai vu, au lac Saint Jean, près de Chicoutimi, le corps d’un fêtard que l’on transportait … ll avait dû, lui aussi boire trop de « caribou » ... Son corps était raide comme une planche.


Québec, c’est le Château Frontenac, bien sûr. On ne voit que lui et ses toitures vertes, tel un vaisseau, dominant la falaise, au-dessus du fleuve Saint Laurent. Mais le Château Frontenac n’est pas un château, c’est un hôtel. Je connais mal l’histoire de ce château, mais c’est lui que l’on vous montre, quand on vous présente une photo de Québec. Il est beau. Ses toitures baroques sont couvertes de neige :

-      «  Mon pays, c’est l’hiver »

De lourdes calèches font le tour de la place, devant le château, traînées par de lourds chevaux aux pâturons poilus. Le dos des chevaux est revêtu d’une épaisse couverture. Les touristes hilares sont couverts de fourrures et engoncés sous ce qui peut passer pour des édredons. Tout en bas passe le Saint Laurent, large, large à n’en plus finir ! Une foule de gens s’accoudent aux balustres : Sur le fleuve se déroule une course, une course de canots … À la manière d’autrefois … À l’aviron, sur des canots de bois ... Le fleuve est garni de banquises. On les aborde de front. On hisse le canot à la force des bras. On le traîne sur la glace. On le remet à l’eau et on repart. Les canots sont nombreux et l’humeur est joyeuse !

Nombreuses églises, nombreux monastères … Monumentaux … Vides ou pleins ? – J’ai été frappé par le nombre de sex-shops : Il y en avait dans tous les coins !

Tempêtes de neige … Vent.

Robert Charlebois chante :

-      «  Je reviendrai à Montréal
         écouter le vent de la mer
         Se briser comme un grand cheval
         Sur les remparts blancs de l’hiver … »

Je suis allé à Montréal : Les routes sont déneigées régulièrement. Nous avons frôlé les montagnes des Laurentides, mais nous avons vu … La neige ! La neige ! La neige ! … Plus de rivières, plus de fleuves, plus de vallées, plus de collines : La neige ! Les forêts de sapins sont couvertes de neige et les arbres en sont revêtus entièrement. De temps à autre, un éboulement se produit, une branche casse, un manteau se déchire. Nous avons vu des gratte-ciel, des gratte-ciel, des gratte-ciel. Et nous avons vu des maisons pourvues, chacune, d’un escalier extérieur pour permettre l’accès en temps de neige. Nous n’avons pas vu les écureuils du Mont Réal. Nous n’avons pas vu le fleuve. Nous n’avons pas vu les jardins, ni les érables qui bordent les avenues. Nous avons vu les dépanneuses circuler au petit matin : Elles « regonflent » les batteries des automobiles qui ont passé la nuit dehors. La plupart des automobiles, d’ailleurs, ne passent pas la nuit dehors : Leurs garages sont situés à l’étage inférieur des bâtiments : On sort de chez soi dans sa voiture … Toujours dans sa voiture on rentre sous l’immeuble où l’on a ses bureaux . Dans les bureaux, on tombe la veste et on travaille en bras de chemise : L’énergie est si abondante et si peu onéreuse !

Et je me souviens d’une église … Ce devait être une grande église. Je me souviens de son clocher … Un clocher, c’est fait pour être un signal, que l’on doit voir de loin … Cette église s’élève, coincée entre deux gratte-ciel de cinquante étages, peut-être … On ne la distingue plus ! Les églises sont à peu près désertées …. Les foules se pressent au « Forum » pour assister aux matchs de hockey sur glace : Acclamations, chocs, cris, ambiance garantie : Ce soir l’équipe des « Canadiens » rencontre celle de « Moscou ».
Je reviendrai à Montréal, je reviendrai à Québec : Je veux voir les Plaines d’Abraham où furent vaincus les Français …. Les « Maudits Français  qui nous ont abandonnés » …. « Tabernacle ! ». Je veux voir les écureuils et les caribous … Le long des routes, on voit beaucoup de pancartes signalant aux automobilistes le passage des caribous … À chaque pancarte, le passage d’un caribou ?
Je veux revoir le « Chef Gros Louis », de la tribu des Hurons, empanaché de plumes d’aigle … Je veux revoir le « Chef Gros Louis » qui vend des souvenirs et de la pacotille, mais aussi d’adorables petits sujets sensés être issus de l’artisanat des Inuits : Ils sont magnifiques ! Je veux revoir le « Chef Gros Louis : Il distribuait derrière le comptoir de sa boutique des prospectus qui étaient autant d’appels à la reconnaissance des premiers peuples de son  pays … Derrière la boutique, il camouflait une énorme voiture chromée : Une « Buick », je crois bien. J’ai acheté un pot de confiture de « bluets » … Les bluets sont de grosses baies de la famille des myrtilles. Ils sont ramassés par les Inuits et par les Indiens, la saison venue. Et puis, j’ai acheté un petit pot de sirop d’érable, bien sûr … Un voyage au Québec sans sirop d’érable !

                                             *

                               ANURADHAPURA



Anuradhapura est une ville … Une grande ville. Elle se trouve à Sri-Lanka, autrefois appelée Ceylan (C’est fou ce que j’en ai vu au cours de ma vie, des pays, et villes, changer de nom et changer de frontières !).
Anuradhapura est une ville de je ne sais combien de milliers d’habitants. Elle s’étend sur un territoire plus vaste que notre Paris. Elle a été fondée quatre cent trente-sept ans avant Jésus-Christ. Mais, depuis le neuvième siècle, Anuradhapura est une ville morte … Moins que cela : C’est une ville  évanouie …. Volatilisée, disparue … Il ne reste rien, rien, rien !

Une horde de singes vous y accueille, issue d’un banian sacré gigantesque. Vous devez leur paraître indifférent, faute de quoi ils pourraient devenir menaçants. Vous pouvez apercevoir au loin quelque dagoba en ruine. On vous montrera un bassin de pierre, en forme de lotus. Il y a là tout un réseau hydraulique, remarquable d’efficacité et de modernité. Une sorte de caravansérail accueille des centaines de pèlerins, (On pérégrine beaucoup à Ceylan et j’y ai vu des trains entiers, garnis  de pieux voyageurs … Jusque sur les boogies et, par grappes, sur les toits des wagons !). Vous pourrez aussi   admirer plusieurs lacs artificiels : Ils ont plus de deux mille cinq cents ans ! – De grands vols de pélicans les animent, formant nuées au passage de la voiture qui vous emmène.

Au bord de l’un de ces lacs se trouve un petit hôtel spartiate : L’eau qui coule du robinet du lavabo est noire de vase et de débris végétaux … Mais vous avez la vue sur le lac et ses gros oiseaux !

La ville ? – Dans mon souvenir, je ne vois que les rues : Le tracé des rues, sans maisons, sans aucun édifice. Les angles des rues sont marqués par des bornes de pierres. Les emplacements des édifices sont délimités par d’autres pierres, somme toutes assez modestes : Elles devaient, je pense, surélever des maisons qui devaient être en bois, comme on peut en trouver encore de nos jours dans les villages créoles. Les bois ont disparu. La ville a disparu. Reste seulement le tracé des rues !

C’est à Anuradhapura, je crois, que j’ai pris conscience de la vanité et de la précarité des choses. – « les civilisations aussi sont mortelles …) - Ce sentiment ne m’a plus quitté. Nos ingénieurs polytechniciens fréquentent encore les lieux, pour en étudier le système hydraulique … Et s’en inspirer sans doute !

Anuradhapura où il ne reste rien … Qu’une horde de singes ! Polonaruwa où il ne rete que deux murs en ruine … Et l’immense statue d’un Bouddha couché, que les pèlerins viennent encenser et prier, les deux mains jointes sur une fleur de lotus … Sygirya : On accède à la forteresse en passant entre les pattes d’un lion monumental et dont le reste du corps a disparu : Tout ce qui reste, au bas d’un escalier qui n’est fait que d’encoches dans la falaise … Sur laquelle falaise demeurent des fresques admirables représentant des odalisques.

Un « spécialiste » … Lequel ? Assurait que, dans deux mille ans, il ne resterait rien de mos immeubles ni de nos maisons modernes, hormis les prises de courant électrique … C’était au temps où l’appareillage électrique était en porcelaine !

Il ne reste rien de la ville d’Anuradhapura ! « SIC TRANSIT GLORIA MUNDI » !

Que restera-t-il de nos superbes cités ? Que restera-t-il de nous.


                                                   *

                                         PÉRIGUEUX

..
“Ils m’ont jugé à pendre
Que c’est dur à entendre
À pendre et étrangler
Sur la place du
Vous m’entendez
À pendre et étrangler
Sur la place du marché”
....


“Pleur’pas Nelly
Pleur’ pas Nelly
Demain on va me pendre
Pleur’ pas Nelly
Demain tout s’ra fini”


          


Et je dis :
Je dis automne
Je dis enchantement
Et je dis magie





Je dis Jaune franc
Je dis jaune d’or
Citron
Je dis jaune persan
Pourquoi persan ?





Sénégal
Et pourquoi pas ?
Je dis ocre jaune
Terre de Sienne brûlée
Ou pas brûlée
Carmin
Écarlate
Magenta
Rubis
Vermillon
Et je dis velours
Cachemire et brocart

Je dis roux
Roux surtout
Roux
Je dis l’écureuil la queue en panache
Et je dis le chevreuil et je dis le cerf et La biche
Je dis noisette
Et je dis noix
Pomme de mélèze
Et je dis le gland dans son cuir
La châtaigne



Je dis l’écharpe
Flottant au petit matin

Et je dis la montgolfière du soleil
Sans bruit
Surgie à la tête du grand chêne

Passe
Va doucement où l’imperceptible vent te mène

Château sur la crête
Multiples tourelles
Coupoles
Multiples fenêtres
Longues murailles


Mage
Je dis Magie
Je suis le Magicien
J’ai beaucoup marché sur les chemins du monde
Je marche encore et j’entre dans la ville
Les avenues sont jonchées d’étoiles
Prends garde où ton pied se pose
Sur les trottoirs j’ai semé des étoiles d’or
J’ai porté la flamme dans les allées de liquidambars
Flammes jaunes flammes rouges






C’est ainsi que je suis entré dans la ville
En passant par le jardin des poètes
Où le marronnier avait roussi

Magie des marchés dans les rues
J’ai fait venir aux parvis des cathédrales
J’ai fait venir ...

... “Y’a un’ si tant bell’ fille lon la
Y’a un’ si tant bell’ fille ...”

J’ai fait surgir des cathédrales et des palais
J’ai orné les murs de corniches et de moulures
Les fenêtres et les portes d’arches et de meneaux
D’ogives et de vantaux cloutés
J’ai élevé de hautes toitures et des tours
Couvertes d’ardoises et de tuiles douces


Et puis sur les places pavées de granit
J’ai installé les marchandes et les marchands

J’ai installé la poésie au milieu de la ville
Et tout est “plume sur la langue”




Les châtaignes et les noix
Les tomates et les choux
Pommes poires du pays
Conserves de foie gras
Saucisson de canard
Magrets et cous farcis
Confits cassoulets
Les raisins noirs blancs dorés
Et les figues Ah! les figues !

J’ai servi le vin bourru à nul autre pareil
Le Bergerac et le Pécharmant
Les rouges et les blancs

Et puis je suis entré dans la cathédrale
Les grandes orgues y jouaient
Elles disaient bien que j’étais le Roi
Le Roi
Mais quand les orgues se sont tues
Un homme noir a joué de la khôra
J’étais le roi du monde !

On baptisait trois nouveaux-nés avec de l’eau sur le front
Et les vitraux flambaient



Je dis ocre jaune
Terre de Sienne brûlée
Et pas brûlée
Carmin
Écarlate
Magenta
Rubis et vermillon

Je dis roux
Roux surtout
Rousses les fougères
Rousses
Et je dis bleu bleu azur bleu

Et j’ai lancé des ponts
Sous leurs arches on voyait des coupoles et des tours
Des eaux coulaient que l’on aurait voulu plus claires
Mais elles l’avaient été sans aucun doute
En des temps longtemps
Un moulin en témoigne
Des chevelures vertes s’y déploient tout de même
Et des yeux y brillent, clignotants
Des saules y pleurent le temps qui passe
Mais un merle était caché dans le feuillage
Mon Dieu qu’il était gai !


Alors je suis sorti de la cité par la venelle étroite
Les étoiles d’or sur les trottoirs
Avaient séché un peu
Les pas en avaient détaché des pépites

L’an prochain il y en aura encore
Allons, je marche dans la poussière d’or
Par ci par là une étoile couleur lie de vin
Et les arbres n’ont pas encore fini d’ôter leur robe

Je sais que sous le sol à côté
Est une ville deux fois millénaire
Je sais
Je sais que partout e marche sur des os brisés.

        
“Ne pleure pas Jeannet-ette
Tra la la la la la la la la
Ne pleure pas Jeannet-ette
Nous te marillerons
Nous te marillerons ...”

                                                     *

                                        PUNTA ARENAS




C’est loin, Punta Arenas, très loin … On y va en avion, en survolant la Cordillère. Il faut décoller de Puerto Montt. En dessous, on aperçoit des fleuves qui dévalent tout droit, tout blancs. On survole des océans de neige. Il n’y a personne ici, personne et pas un toit, pas une route, que de la neige, de la neige … De la neige. Des pics, des ondulations, des vallées … Neige, neige … Rien d’autre que de la neige.

Mer de nuages. Blancs, blancs, blancs. Trois cônes de volcans qui flottent, fumeroles paisibles. De nouveau la mer de nuages, ou plutôt un océan. À notre hauteur, l’air est limpide, transparent, fluorescent.

Déchirure, l’avion y plonge. Canal de Magellan ! La mer, la mer couleur d’étain terni, hargneuse, des îles, un wharf, des toits, des toits de tôle rouge. Il pleut, il pleut beaucoup. Très bas sur nos têtes, couvercle de fonte.

Punta Arenas … Avenue toute droite, au centre, une allée de gazon. Sur le gazon, des moutons de bronze, tout un groupe de moutons, le berger, son chien, son cheval bâté, tous en bronze et marchant … La Patagonie coloniale.

Cercle de rencontres et peut-être de jeux pour les « gens bien » d’autrefois. Un monument : statue de Magellan, des Indiens au bas du socle ... Touchez le pied de l’Indien, ça porte bonheur. D’ailleurs, le pied de l’Indien est poli par les nombreux frôlements : Il brille !

En face, ligne bleutée de la Terre de feu. Étain légèrement bleuté. Il pleut, il vente. Il vente, il pleut …

Passent des oies … Et peut-être des cygnes. Ici, ils ont le cou noir. … Il pleut encore, dru.

Cimetière de Punta Arenas : Dès l’entrée tombeaux monumentaux, de marbre noir, de marbre blanc. D’où venu, le marbre ? « Famille Mendoza » … Les Mendoza devaient fréquenter le « cercle »… Combien de milliers d’hectares et combien de milliers de moutons ? Combien de sociétés d’exploitation, de sociétés commerciales, combien de conseils d’administration ? … On peut les compter : Leurs noms sont tous inscrits sur les plaques de bronze scellées aux parois du tombeau.

Autre mausolée, de style Grec celui-ci : Fresques dignes du Parthénon d’Athènes … Moutons, moutons, moutons … Marbre de Carrare !

Croix, croix de pierre, croix de bois … Beaucoup de noms slaves et croates. Les dates : Rares sont ceux qui vécurent longtemps : Rougeole, varicelle et puis … Le froid, le vent, la pluie, l’ennui, l’alcool : Celui-là est mort de
« désespérance ».

Tombe de l’« Indiecito » … Tombe de l’Indigène Inconnu : Sa statue porte bonheur elle aussi : Toucher son pied.



On a exterminé les « Peuples Primitifs », Onos, Alakaloufs … Ils étaient grands et bien bâtis, ils vivaient presque nus. Ils pêchaient des moules et mangeaient la chair des baleines échouées. Ils naviguaient sur des pirogues d’écorce, emportant les braises de leur foyer d’un campement à l’autre. On les tirait comme des renards : Il le fallait bien, puisqu’ils volaient des moutons ! On les abattait et on leur coupait les oreilles, dont on faisait des colliers. On versait aux chasseurs des sommes intéressantes, pour chaque paire d’oreilles, qu’elles soient celles d’un homme, d’une femme ou bien d’un enfant. Les survivants ? – Ils se sont flambés à l’eau-de-vie !

Ils n’avaient qu’à tuer des guanacos, les « Indiens », au lieu de tuer des moutons ! Mais il n’y avait plus de guanacos : On avait bien été obligé de les tuer, les guanacos : Ils broutaient l’herbe des moutons !

Voir le musée des salésiens, en ville.


Au fond du cimetière, la tombe du dernier « Ono », ou du dernier  « Alakalouf », je ne sais plus : Touchez son pied, cela porte bonheur !

Tout près, la tombe d’un enfant de trois ans. L’épitaphe est mémorable :

« Merci Petit, pour les trois ans de bonheur que tu nous as donnés ! »

Mortalité infantile considérable : diphtérie, rougeole, tétanos, varicelle … Un carré entier réservé aux sépultures d’enfants !


Punta Arenas … Canalisations d’oléoducs venant des puits de la Terre de Feu … Pétrole … Pas autant qu’on l’avait espéré !

Une épave sur des rochers, dans le canal de Magellan, rouillée, ajourée, déchiquetée : Clipper des voyages montant vers Valparaiso ou descendant vers Rio.

Plus au Sud, Ushuaia, plus au Sud encore, Puerto Toro, le canal de Beaggle et le Cap Horn, falaises, glaciers, rocs, arbres pourrissants, buissons et, au- delà, le continent antarctique. Il y a encore, paraît-il, des phoques, des manchots et des baleines.

À Punta Arenas, il n’y a plus de moutons, plus de bergers, plus de chiens de bergers, Il n’y a plus de chevaux et les clippers ne passent plus. Des paquebots promènent les touristes fortunés.


                                                    *

                             LE CANNET DES MAURES


Ma mémoire évalue à une trentaine de kilomètres la distance de chez nous jusqu’à Lorgues.
Lever au petit matin, vélo. Jusqu’à Vidauban, la route est plate. Haies de cyprès ou de cannis pour protéger les cultures du Mistral. À Vidauban, chapelle de pèlerinage, perchée sur son rocher. On rencontre beaucoup de camions chargés de bauxite. Circulation assez intense. Il n’y a pas encore d’autoroute. Après, on attaque la montagne et ses lacets. Cailloux, brèches couleur sang de dragon aux terrasses des mines à ciel ouvert. Pins et genévriers. La grimpette est dure lorsque le vent souffle mais j’arriverai à l’heure au collège. J’aime ce trajet : sentiment d’intense liberté et légère ivresse. Il m’arrive de croiser René Viéto et son équipe à l’entraînement; J’appuie sur les pédales. Fontaines sous les platanes, boulistes. Ah ! Boire à longs traits ! Peut-on boire encore, de nos jours l’eau des fontaines au bord de la route ? À la saison, prendre le temps de s’arrêter, grappiller un peu dans la vigne haut perchée.

J’arrive à Lorgues, puis au “Collège Moderne et Technique “. Une fois de plus, il me faut changer de peau, changer les rythmes de mon cœur.

La pension, on finit par s’y faire, mais les adolescents sont durs pour qui n’appartient pas à leur cercle. Je n’aurai pas d’amis. Pendant les heures d’étude, mon voisin de bureau, Chardon, dessine des pin-up. Jean Robic gagnera le Tour de France.

On m’avait affublé d’un sobriquet quelque peu infamant. Était-ce parce que j’avais les cheveux courts, ou bien parce que mon père était officier ? On avait commencé par m’appeler le “Boche”, puis cela avait évolué et on m’appelait “Von”. Je parvenais très bien à survivre malgré cela, faisant même de mon sobriquet une enseigne. Je n’avais que très rarement besoin de me servir de mes poings, j’étais plus enclin à la rêverie qu’à la dispute. Je recherchais plus l’amitié ( sans la trouver ) que la bagarre, que je ne fuyais pas, cependant. J’étais solide.


L’établissement fonctionnait, pour moi, de façon surréaliste. Une heure de cours par-ci par-là, avec une classe d’élèves, puis une autre, sans logique et sans suite. Et le “champ d’œuf” dès que je pouvais.
( Traduisez le champ de foot).
Le “champ d’œuf” ouvrait directement sur les collines. Et là, je changeais de peau plusieurs fois par jour. Les serpents, eux ne font leur mue qu’une fois par an ! On trouve, en longues lanières nacrées, les peaux qu’ils ont laissées dans l’herbe.

      Savais-je bien moi-même, de toutes ces peaux, quelle était la vraie ? Peut-être quelqu’un qui m’eût aimé un peu mieux eût-il pu m’aider à me découvrir ?

Mes parents s’inquiétaient bien de temps en temps, mais vivions-nous, eux et moi, dans la même bulle ?

Je ne me souviens guère que des reproches que l’on me faisait :

      -”Ton frère, lui, il a de bonnes notes !”

Et puis ... C’était dit une fois pour toutes, j’avais “la manie du mensonge”... Et si cela avait été pour moi la seule façon d’exister ? Exister en bien ou en mal, mais exister ... Pour moi et devant les autres !
Je souffrais de ne pas donner satisfaction à mes parents. Je souffrais de l’attitude de ce frère qui me préférait ses copains. Alors, je m’inventais des succès, ou bien seulement des aventures. Menteur, j’étais aussitôt découvert et humilié à nouveau. C’était une spirale sans fin.

Qui s’était aperçu que j’avais d’autres peaux que celle que je laissais paraître ? ... Le père Fournier peut-être, qui me faisait l’honneur de me prêter sa canne-fusil pour tirer les petits oiseaux dans les haies.

On tue beaucoup de petits oiseaux en Provence . On en fait des brochettes! Et la mère Fournier m’accueillait avec des galettes de polenta dont je raffolais.

- Là où c’est splendide, c’est quand tu prends ton vélo pour descendre de Lorgues jusqu’au Cannet-des- Maures : Une ivresse beaucoup plus intense qu’à la montée , d’autant que tu as tout ton temps devant toi ! Alors, tu choisis l’autre route, pas celle qui passe par Les Arcs et Vidauban, celle qui passe par le Thoronet. Je l’ai également prise à la montée, mais seulement quand le vent ne soufflait pas. À la descente ... Une gloire !

Chaque fois, je m’arrête au Thoronet. L’abbaye est vide, mais elle est en parfait état. Je pose mon vélo contre le mur et puis ... J’écoute. J’écoute les cigales et les oiseaux. Parfois j’entends glisser dans les herbes une couleuvre de Montpellier. Dans le cloître, j’écoute mon cœur, mon sang. J’écoute mon âme ... Un cloître, c’est bien fait pour ça ? Deux ou trois roses, redevenues sauvages, retournées à l’églantine. Fraîcheur des murs épais, sonorité sous les voûtes, appel d’un faucon tiercelet.

Couchées à même les dalles, au milieu d’une allée nue, gisent les cariatides de Puget. On les a déposées là pour les mettre à l’abri de la guerre. Elles attendent la reconstruction de Toulon.

“Puget, Pierre : Sculpteur français, né à Marseille (1620-1694 ), dit le “petit Larousse”. Il est l’auteur des atlantes de l’hôtel de ville de Toulon”.

Les atlantes ont été sculptés pour porter le poids d’un balcon et le poids du monde. Je sais que c’est là que j’ai pris le goût d’un certain art, puissant. Mais ils étaient désolants, les atlantes délaissés au Thoronet, seuls occupants, et couchés, d’une abbaye déserte. Pas même un gardien. Je les ai revus depuis. Ils ont repris leur place. À nouveau, ils portent le balcon du bâtiment, qui est devenu le musée naval de Toulon. Je les ai revus comme de vieilles connaissances. Ils ont retrouvé signification et identité. Au Thoronet ... deux géants allongés ... Ils étaient retournés à la pierre comme les chimères de Ségalen !
Mais, n’eussent-ils pas été là que j’eus aimé le cloître tout de même. J’y avais des moments mystiques et purs. Parfois il me venait des pulsions de vocation ... Qui n’en eut jamais ?








Je remarque avec curiosité que j’ai toujours aimé fréquenter les Temples, mais surtout quand ils sont vides. J’aime les églises romanes. Le plein-cintre ramène à la terre et le bruissement intérieur fait alors entendre sa voix. L’ogive, elle, est un élan, un mouvement.

Après le Thoronet, tu reprends la descente : Elle est rapide. Elle tourne et vire.

Te souviens-tu du jour où une perdrix piétait sur les cailloux du bas-côté, avec tous ses pouillards, gros comme des bouchons de champagne. Pagnol n’avait pas encore divulgué le nom des bartavelles. Le temps de jeter le vélo dans le fossé, d’escalader le talus ... Les petits couraient dans tous les sens pendant que la perdrix faisait front. J’ai pris deux ou trois poussins, bonheur pervers sans doute, mais bonheur ! Le cœur plus gros encore, le sang plus vif !

Mon entourage en aurait-il pris son parti, ou bien ne se serait-on rendu compte de rien ? En tout cas, moi, j’ai bien cloisonné mon existence : Je sais comment changer de peau !

Mais ... Le Grand Meaulnes ...

Mieux que le Grand Meaulnes ! Tout aussi rêvé, tout aussi vécu et des émotions qui vibrent encore. Des éveils qui ont créé pour toujours l’étalon de mes joies.

Au pied du Vieux-Cannet, sous la colline au village maure, dans un creux caché par les cyprès, il est un château ... Il existe encore, je le sais, je l’ai vu, mais je ne suis jamais retourné jusqu’à sa porte.

Ne jamais retourner vers son rêve ... Mais, c’était un rêve ?

Prenez le train qui va de Cannes à Toulon et regardez bien : Sur la droite, passé Vidauban de quelques kilomètres, on identifie facilement le Vieux- Cannet, ses murs ocres et ses toits qui grimpent les uns sur les autres. Sur la gauche, dans les vignes, on aperçoit les hangars d’une base aérienne. Nous y habitions. C’est maintenant un aérodrome affecté à l’Aviation Légère de l’Armée de Terre.

Lorsque je passe par là, je suis un peu perdu. De mon temps, l’autoroute n’existait pas : Le château se trouve maintenant coupé de la vallée. Mais je me souviens que j’ai vu construire les premiers viaducs . Une réussite ! Un chauffard y écrasa, roulant à pleine vitesse, la moitié d’un troupeau de moutons !

Sur la gauche, le nouveau village du Cannet-des-Maures: Rien qui attire l’oeil.

-” Mais regarde ! Regarde entre les cyprès ... Là ! Deux tours carrées, des fenêtres ouvertes. Allons, il y a de la vie au château !”

On arrivait par un petit chemin qui n’était pas goudronné. On passait devant la chapelle. Le chemin faisait un large détour, puis il décrivait un demi-cercle ... Cyprès. Vous débouchiez sur la façade et sur la porte d’entrée. C’était le château de Monsieur le Marquis de C. On l’appelait le château du Bouillidou, ce qui laisse supposer qu’il y avait là une fontaine ou une résurgence. De l’autre côté du château il y avait un grand bassin rond qu’on appelait le « bouillou ». C‘était un bassin d’irrigation, mais des poissons dorés y nageaient en quantité. À l’occasion, on s’y baignait, les jours de grande chaleur. Des abords du bassin on découvrait une terrasse, puis les vignes, jusqu’à la Grande Bastide, où habitait le régisseur et où dormaient les fûts. On apercevait un bouquet de peupliers, celui qui  marquait l’emplacement du cours de l’Argens, puis les hangars des avions, les pins. Le paysage se relève ensuite, amorçant le massif en haut duquel La Garde-Freinet veille sur le golfe de Saint-Tropez. À gauche, on sait qu’il y a Saint-Raphaël.


Le marquis de C. est un homme solide et digne. On l’imaginait fort bien Colonel dans un régiment de Cuirassiers. Courtois, affable, il était par ailleurs très discret, parlait peu et ne parlait jamais de lui. Je crois me souvenir qu’il était invalide d’un bras, blessure de guerre, dont je ne l’entendis jamais parler, ni pour s’en plaindre, ni pour s’en glorifier. Nous ayant accompagné auprès de Madame la Marquise, il arrivait qu’il nous quittât pour s’enfermer dans sa bibliothèque. Un jour tout au plus, j’aperçus par la porte entrebâillée le large bureau et les interminables rayons de livres reliés, dorés, armoriés. Il y avait là un véritable trésor qui devait demeurer un mystère, avec tous ses attraits. Le mystère constitue le sacré, il vaut mieux ne point l’avoir pénétré.

Madame la Marquise devait avoir la cinquantaine à cette époque-là. C’était une femme de grande allure, de grande classe, simple, charmante, noble naturellement. Elle avait une forte poitrine, ayant eu de nombreux enfants.

Au château, mes pieds foulent les mêmes tapis que foulaient, je le savais, ceux qui portaient les plus grands noms de France et leurs alliés. Ils étaient passés par là. Ils passeraient par là : les Bourbon, Bourbon-Parme, Bourbon-Sicile, les de La Tour du Pin. Comment cela n’aurait-il pas alimenté mes rêves?

J’étais le garçon qui grimpait à l’abbaye du Thoronet, celui qui jouait à “saute-vignes”, celui qui dévalait dans l’ivresse du soleil et du vent. Rêver ? ... Est-ce que je rêvais ?

J’aimais. Qui est-ce que j’aimais ? Mais l’amour a-t-il besoin de se préciser en un objet ? L’amour est un état auquel tout concourt et qui embrasse tout. J’aimais, voilà tout.

Le Marquis avait cinq filles. trois étaient plus âgées que moi. Je devais être amoureux des trois, mais aussi bien j’étais amoureux des deux plus jeunes, encore gamines, du château, de la plaine, de la vallée, des cyprès et des peupliers, des odeurs des cistes et de la lumière. Pourtant, je dois l’avouer, j’étais attiré par la seconde, qui aurait été bien étonnée si elle l’avait appris ! Je portais dans mon cœur son prénom comme quelque chose de très précieux et de très secret. Je n’ai jamais pensé à autre chose qu’à conserver son image. Encore, celle-ci n’était pas séparable de ce qui l’accompagnait. À cet âge, c’est l’univers que l’on aime! Sans rien en séparer !

Souvenirs, souvenirs ... Ils sont là, mes souvenirs. ils sont là, les visages de mes fées. L’une brune, les cheveux en lourds rouleaux, l’autre blonde, la troisième châtain, et les « petites » ...



Un jour, ma famille quitta la région. Je ne suis revenu qu’une seule fois au château, à bicyclette. J’avais fait une longue route et j’avais dormi dans un fossé. Puis les années ont passé, les lustres. L’autoroute a été construite. Je suis passé par là plusieurs fois. J’ai regardé les deux tours. Du train ou de la route, je guette longtemps à l’avance les deux tours entre les cyprès.

Je sais qu’un jour je retournerai là-bas. Je serai seul. Je sonnerai et l’on m’ouvrira la porte couleur de miel. On me demandera ce que je cherche, car je n’aurai pas prévenu.

-”Je cherche mon adolescence, mes amours et mes rêves ...”

Qui demeure au château, maintenant ? Quelles traces y trouver ? Quelles couleurs ?

Ocre sont les murs. Sombres sont les cyprès. Larges sont les baies qui donnent sur la terrasse. La table de la salle à manger est longue. Les chaises ont de hauts dossiers droits. Les trois aînées se succèdent à la cuisine. La Marquise préside, mon père est assis à sa droite. Le Marquis est en face, ma mère à son côté.

Nous attendons le temps d’aller courir ... Les escaliers sont nombreux. Les couloirs sont longs. Les chambres se succèdent. On peut grimper jusque dans les combles et jusque dans les tours ! Que de jeux ! Que de rires !                       Souvent, mon sang a couru plus vite dans mes veines, mon cœur a battu plus fort.
Mes tempes ont connu la chamade !

C’était peut-être à cause de nos courses ... Quand j’y pense, mes tempes battent encore .

Ou bien, ou bien … avant d’aller là-bas, j’écrirai :

Monsieur le Marquis,

Mais y a-t-il encore un Marquis de C. au château ?

       Le Marquis que j’ai connu doit reposer dans la chapelle, Madame la Marquise aussi. Ils n’avaient, comme on dit, pas d’héritier mâle : Cinq filles ! Alors, comment rédiger l’adresse de ma lettre ?
               Au bout du compte, si jamais je retourne là-bas ... J’ai vraiment envie d’y aller “comme ça“, sans prévenir,

-”Me voilà. C’est moi !”

Je ne doute pas que, comme autrefois, on me fasse entrer avec le sourire. Ô mes amours !

...
Le Mistral souffle fort. Il s’est levé ce matin et courbe les hautes herbes folles. Il siffle dans les branches. Il souffle si fort que les cigales se taisent.

Tenir debout contre le vent, en écartant les pans de sa chemise pour qu’elle serve de voile. Essayer de courir vent debout, reculer, tomber à terre, se relever, recommencer ...

Ah ! Rien que le vent ! Le vent exclut tout autre bruit que le sien propre, toute vie autre que la sienne et la mienne. Je m’éprouve et je me sens vivre.

Monter à Lorgues, le pourrai-je demain ? Existe-t-il autre chose que demain ?

Le Mistral ... Vous savez qu’il peut arrêter les locomotives ! Et s’il soufflait aussi fort quand je redescendrai du Thoronet !


Le temps ne se déroule pas comme la laine d’une pelote. Les fils en sont emmêlés comme ceux d’un écheveau embrouillé, ces écheveaux qu’il nous fallait tenir sur nos avant-bras levés, afin que nos mères, elles, puissent en peloter le fil ...

C’est toujours dans le désordre que je retrouve l’odeur de la figue et celle de l’amande, le goût d’un baiser, l’odeur de la citronnelle ou celle du magnolia ...

Ah ! Le rappel de la perdrix dans les buissons d’épines ! La douceur du ventre d’un chevesne au creux de la main, l’odeur suave de l’olive écrasée sous la meule !

                                                   *

                                        BRAZZAVILLE


Mais qu’est-ce que je suis allé faire là-bas ?

… Un vieux chimpanzé derrière des barreaux. Le gardien du zoo lui fait fumer la cigarette. Un hôtel tout en béton qui s’appelle l’hôtel Cosmos : Il a été construit par les Soviétiques et son architecture est tout à fait moscovite. Tout à côté le fleuve Congo qui s’élargit, tranquille. Il est absolument couvert par les jacinthes d’eau – Myriades de fleurs d’un bleu violet. Vu de l’autre rive, le fleuve s’appelle Zaïre et le pays voisin aussi.

On dit …On dit… On parle de Révolution … On parle de chasse à l’homme.

- « Ne vous en mêlez pas, vous n’avez rien vu, rien entendu ! ».

Les chars d’assaut dans les rues … Mitraillettes dans les mains des gamins cachés au creux des fossés … Le fleuve Congo, un peu plus au Nord, a des méandres et des rapides : - « Ce n’est pas par ici qu’ils traverseront – Les courants sont trop forts, il y a trop de rochers. Nuages lourds d’orage.

«  Ne vous en mêlez pas, vous n’avez rien vu, rien entendu. »

Mon coiffeur va d’un immeuble à l’autre, d’une case à l’autre. Il ne sait pas lire. Il me demande, après avoir achevé la coupe, de lui lire dans son carnet l’adresse du client suivant. Il me demande aussi de noter notre prochain rendez-vous. Il rit beaucoup, quand il vient chez moi :

-«  Nous manquions de place pour construire des maisons. Les blancs
sont venus. Ils ont construit des immeubles, c’est-à-dire qu’ils ont empilé les maisons les unes par-dessus les autres ! »

J’habite, avec ma famille, au cinquième étage d’un immeuble tout neuf. On l’appelle « les trente-deux logements italiens ». Comme son nom l’indique,sa construction a été financée par nos voisins transalpins. L’immeuble est très bien conçu, mais les vide-ordures dont il est équipé sont bouchés en permanence par les boîtes de conserve et les bouteilles cassées qu’on y balance. La plupart des appartements sont occupés par des Russes : Ils font la fête tous les soirs et les paliers, au matin, sont ornés de rangées de bouteilles de vodka … Vides ! Tous les soirs, à la tombée de la nuit, un « gardien » vient s’installer au bas de chaque escalier : Chaque gardien est armé d’une lance magnifique ! Nous n’avons jamais été victimes de pillards ou de qui que ce soit.

Les bureaux dans lesquels je suis censé travailler sont installés dans les locaux de l’ancien hôpital colonial. J’ai rarement vu quelqu’un s’y installer pour se mettre au travail.

-      « Vous ne savez rien. Vous n’avez rien vu , rien entendu… »

Le nouvel hôpital est un gros bloc de béton à plusieurs étages. Il paraît que les ascenseurs ne fonctionnent plus. Il paraît aussi qu’il manque des marches dans les escaliers. Ne vous promenez pas trop près : Vous risqueriez de recevoir sur la tête une bouteille vide ou je ne sais quel détritus … On jette tout par les fenêtres.

Le dimanche matin, un avion vrombit pendant de longues minutes : Il grimpe, grimpe en spirales serrées. Il atteint son plafond et lâche un bouquet de parachutes de couleurs vives. Les parachutes, rectangulaires puisqu’il s’agit d’engins de compétition, dodelinent, glissent, virevoltent, s’entrecroisent et planent longuement. Ah ! Si seulement l’avion porteur ne faisait pas tant de bruit !

Le soir, et particulièrement le samedi soir, il faut se mettre des boules Quiès dans les oreilles si l’on veut avoir une chance de dormir : Les adhérents d’une secte évangélique, que l’on appelle, si mes souvenirs sont bons, les « kimbanguistes » tournent en rond au pied de l’immeuble, chantant et dansant au son du tam-tam … Et cela dure toute la nuit ! Dans la journée, les guimbardes et les camions font un raffut de tous les diables, en roulant sur les pneus ou sur les jantes si les pneus ont éclaté. La route est large, à cet endroit et toute droite : Elle mène à l’aéroport de Maïa-Maïa et elle est très fréquentée. Pour votre compte, si vous roulez en voiture, sachez qu’en cas d’accident, il nous est recommandé de ne pas nous arrêter : Se rendre au poste de police le plus voisin … Sans quoi, nous a-t-on dit : « Vous risquez d’être lapidé ».

À savoir aussi : «  Si un policier vous arrête et prétend verbaliser … Ne discutez pas : Un bakchich arrange beaucoup mieux les choses ! De même, il faut savoir que les Chinois ont créé des fermes aux alentours de la ville. On peut y aller pour acheter ses légumes … Mais au retour, vous serez probablement arrêté plusieurs fois sur la route par des barrages installés par la milice … Ne discutez pas : Donnez leur quelques salades ou quelques carottes, ou bien … un chou chinois ! … Évidemment, vous risquez beaucoup de n’avoir plus que des paniers vides en arrivant chez vous … Mais vous pouvez tout de même tenter la chance. On ne sait jamais !

Les Chinois … On en rencontre souvent en ville. Ils se  promènent toujours trois par trois : Deux pour servir de témoins au troisième en cas de besoin !

Vous pouvez aussi aller faire vos courses au marché. Il y a deux marchés à Brazzaville : L’un à Poto-Poto, l’autre à Bacongo -  on vous a recommandé de ne pas y aller ? – Pourquoi ? – À cause de la foule et de la promiscuité ? – À cause des risques de mauvaises rencontres ? À cause de la boue dans laquelle on patauge lorsqu’il pleut ou de la poussière qui vole aux jours de sècheresse et se dépose sur les étals ?  Nombreux étals, très colorés : boubous bariolés, sans doute ornés du portrait imprimé de « Monsieur le Président ». Les tréteaux vous proposent d’étranges choses : Petits tas de macaronis … Quatre ou cinq macaronis dans chaque tas. Quelques poissons venant de Pointe-Noire ou du fleuve … – Un léger cri s’échappe de la bouche d’une européenne qui flânait : Des petits singes écorchés sont pendus à des crochets de boucherie, séchés et fumés. On les prendrait pour des fœtus humains  … Pauvre marché … Aussi pauvre que les magasins d’état … Le pays est dirigé par un gouvernement « socialiste scientifique ».

L’équipe nationale de foot-ball est entraînée par un Français. À  la veille de chaque match, il emmène ses joueurs dans la brousse pour chercher et examiner les déjections des grands singes : Il paraît qu’on peut y lire les pronostiques … Par ailleurs, il n’y a qu’à regarder, sur le terrain de foot, de quel côté sont perchées les aigrettes garzettes : Le lieu où elles sont rassemblées indique de quel côté se trouvera l’équipe gagnante, à l’issue du tirage au sort !

La cathédrale est tout à fait remarquable, pleine de lumière. Il y a encore à Brazzaville quelques bonnes sœurs : Les couloirs de leur couvent sentent la cire.

On ne sort guère de la ville : Les alentours ne sont pas sûrs. Cependant, quelques familles ont loué « une rivière », c’est à dire un coin de terrain au bord de l’eau : Ils y sont chez eux le dimanche, pour faire jouer les enfants.

Sur la place du quartier dénommé « le Plateau », il y a un marché plus européanisé que ceux de Poto-Poto et de Bacongo, mais il n’est  guère mieux approvisionné. On trouve là des marchands à la sauvette : Ils vendent des ivoires qu’ils dissimulent sous leurs vêtements. Certains objets sont de grande qualité. Des échoppes proposent aussi des bois sculptés : Chaises, plats, statues … Beaucoup de bustes témoignant d’un grand artt.

D’autres marchands viennent jusque chez vous. Ils sonnent à votre porte et vous proposent, tirés de je ne sais où, des malachites et des azurites, venues « d’en face ». Soyez discret si vous leur achetez  quelque chose : Ils risquent la prison pour avoir traversé le fleuve !

-      «  Mais qu’est-ce que je suis donc venu faire là ? – Mon Dieu, qu’est-ce que je suis donc venu faire là ? »

Des baobabs, énormes, des pirogues, rustiques, des baraques en tôles et en bois … Le buste du Général ….
Quel général ? – De Gaulle, bien sûr : Il avait fait de Brazzaville la capitale de la  France Libre .
Ah bien oui ! … Quatorze juillet 1971 : Cocktail à la « case De Gaulle » … Longues tables dans les jardins, longues tables garnies de rondelles de saucisson, de salades diverses et de boissons … Il y avait même des langoustes !
Drapeaux et musique … Avez-vous vu cette invitée qui s’est fait piquer au moment où elle glissait sa quatrième langouste dans son cabas ?


-      «  Mon Dieu, qu’est-ce que je faisais là ? »


                                                  *

                                         MAKATEA



Makatea est une petite île complètement isolée entre l’archipel des Tuamotu, composé d’atolls, et les îles du Vent qui incluent Tahiti.
C’est sans doute un ancien atoll, mais il a été surélevé par des mouvements sismiques et l’île se présente maintenant comme une terre assez plate, une sorte de table dont les falaises s’élèvent bien à trente mètres de haut.

Tu arrives avec ta goëlette, en labourant les flots, la plupart du temps. Mais le jour où j’y suis allé l’océan était calme, avec une houle profonde et longue qui donnait l’impression d’une respiration monstrueuse.

Makatea, tu la distingues depuis assez longtemps lorsque tu t’en approches : À cause de sa hauteur, tu la découvres à bonne distance, se détachant sur l’horizon. Déjà, cela la distingue des atolls que l’on ne découvre que lorsqu’on voit la tête de leurs cocotiers, tant ils sont bas sur les flots : autant dire que tu ne les vois que lorsque tu as le nez dessus.

Nous arrivions par le Sud. Nous contournons Makatea pour nous présenter au point de débarquement. Là, surprise ... Un énorme insecte couleur de rouille s’est fixé en haut de la falaise. Il tend un bras immense au-dessus de l’océan.

Tu avais beau avoir été prévenu, l’insecte et son bras, ses antennes, sont impressionnants. On se croirait au pays des extra-terrestres

Sous l’extrémité des antennes, tu amarres ton bateau à un coffre, qui se trouve là, ancré par deux mille mètres de fond. Le coffre est énorme, la chaîne qui en part pour s’enfoncer dans les flots est énorme elle aussi.

On t’a dit que cette installation a été mise en place par la S.F.P.O. , autrement dit la Société Française des Phosphates d’Océanie. Elle a commencé à exploiter Makatea à partir de 1908 et n’a pas tardé à tirer de cette île 230.000 tonnes de phosphate par an. Conrad, Melville et Stevenson ont vanté les îles à guano ... Le guano, c’est un engrais que l’on utilise en agriculture. Il est le résultat de la décomposition des fientes d’oiseaux déposées là pendant des siècles et des siècles. Le guano a fait la fortune de plusieurs aventuriers, de plusieurs sociétés. La S.F.P.O, avait son siège à Papeete, là où se trouve maintenant un hôtel, sur les quais. L’exploitation a commencé avec des ouvriers asiatiques, puis s’est poursuivie avec des ouvriers tahitiens. Il y a eu peut-être un millier de personnes sur Makatea.

Lorsque j’y allai, en 1968 ou 1969, l’exploitation avait cessé. Elle n’était plus rentable. Disons qu’il n’y avait plus de phosphate à Makatea. Les machines avaient tout extrait et les navires avaient tout emporté jusqu’en Europe dont les conversions agricoles engloutissaient les engrais


Une fois amarrés au coffre, le bateau se balançant d’avant en arrière au gré de la houle, nous nous trouvions exactement sous le bras de chargement, tendu au-dessus des flots. Il était parcouru d’un bout à l’autre par un tapis roulant immobilisé. Des petits tas de phosphates restaient là, alignés, prêts pour alimenter les soutes des cargos. On eût dit qu’il y avait une panne, mais que tout allait se remettre en mouvement ! Pourtant, et c’était assez étonnant : Il n’y avait personne en vue. Personne en haut de la falaise, personne aux commandes des machines ... J’étais prévenu, mais tout de même... L’île était vide ou presque. Je crois que l’on m’a dit qu’il y restait trois ou quatre habitants !

Devant nous, au pied de la falaise, il y avait une sorte de quai. Un plan incliné s’élançait de là jusqu’en haut des rochers, avec une pente d’environ trente pour cent ... Raide !


Sur ce plan incliné on voyait des rails et sur ces rails, bloquée tout en haut, une sorte de plate- forme qui pouvait, tirée par des câbles et par un treuil, glisser pour remonter les charges ou les descendre. C’est par là, par cette sorte de funiculaire, que se faisaient les approvisionnements en matériels, en matériaux et en vivres. Bien sûr, à cette machinerie, personne aux commandes. Depuis combien d’années tout cla était-il immobile?


Nous montons à pied, par le plan incliné. Arrivés tout en haut, nous découvrons une locomotive, attelée à deux wagons, solidement assise sur ses rails. Quelqu’un ... Quelqu’un qui est probablement le responsable de tout cela ... Pour nous faire plaisir, il a mis du fuel dans le réservoir de la locomotive : Il en reste dans les cuves. On n’a pas pris la peine de les vidanger avant de partir.

Avant de partir ! ... Mais on n’a rien emporté, ou presque rien ! Non seulement il y a du fuel dans les citernes, mais, dans les ateliers intacts, les outils sont restés, prêts à servir. On croirait se trouver dans une ville abandonnée du Texas, du temps des cow-boys ou, bien avant, du temps des immigrés voyageant vers l’Ouest avec leurs chariots. Eux aussi ont exploité des mines, puis les ont abandonnées, laissant à leurs maisons les portes et les fenêtres ouvertes, les volets battant au vent.

Ville de fantômes, ville intacte, ou presque, mais les bois de lits ont parfois été traînés dehors, on ne sait par quels pillards passant. Voici l’atelier de menuiserie, la scie à ruban. Il y a encore un petit tas de sciure sous la lame qui luit. Un calendrier est accroché au mur, au-dessus de l’établi. Y sont cochées les dates auxquelles le menuisier a fabriqué un cercueil, deux, trois le même jour parfois ... Et l’émotion vous creuse le ventre.

Les constructions sont toutes en bois. Certaines sont boiteuses, bancales. Les toits sont de tôles. Elles ont rouillé. Le vent, parfois, en a arraché des plaques. Il y a une église. Il y a une salle de cinéma. Vides bien sûr. Tout un village qui a été actif, qui a vu des naissances et des morts, qui a entendu des prières et des lamentations, dans lequel a coulé la sueur des hommes, dans lequel se sont fait entendre sans doute les musiques de l’accordéon et de la guitare. Tout un village qui vivait d’espoir de jours meilleurs et d’espoir de retour au pays natal pour des jours heureux.

On nous a promenés à travers le village dans les wagons du petit train. Nous avons parcouru toutes les rues ou à peu près, et nous sommes allés sur les lieux d’extraction du phosphate : Tout le sol est chamboulé. Du corail, c’est un amalgame de trous et de bosses, de cavernes et de blocs de calcaire, coupants. C’est dans les trous, dans les cavernes, dans les interstices, que se trouvait le guano. On l’a extrait. Les creux sont vides.


            Imaginez une terre ou rien ne poussera plus, sauf quelques buissons où se distingue parfois une fleur d’hibiscus ( autrefois il y a eu ici une haie ). Le sol est d’un blanc grisâtre, creusé de trous plus encore qu’une motte de gruyère, aux bords acérés. Tout est d’une sècheresse et d’une aridité inouïes. Le pire désert que l’on puisse voir, je pense.

 Même les maisons sont branlantes, certaines sont penchées, s’enfonçant dans les cavités, basculant sous l’action du vent. Terre désolée, terre vide, terre inhabitable pour toute l’éternité à venir.


Pourtant, il doit rester quelques cocotiers quelque part : On m’a offert un crabe de cocotier naturalisé, gros comme un melon. C’est ce que l’on offre, ou ce que l’on vend aux navigateurs de passage ... On n’a plus que cela à offrir ... Peut-être aussi, à la saison, quelques oeufs d’oiseaux de mer, dont les marins sont friands.

Et je pense à ces îles, je ne sais plus lesquelles, ces îles qui ont vendu tout leur phosphate. Avec les revenus qu’ils ont touchés, on dit que les habitants ont investi en Australie, achetant des immeubles et des maisons ... Maintenant, il n’y plus de terres chez eux ... Tellement de trous qu’ils n’ont plus qu’à quitter leurs îles pour aller habiter en Australie !

Tous ces bouleversements, les maisons vides et de guingois, les bois de lit exposés au soleil, les machines arrêtées, les balais rangés contre les murs, ce morceau de savon qui se dessèche sur un lavabo vide ... Le petit train ... Où sommes nous ?

Mais je me suis aperçu que j‘étais le seul à méditer !


                                                 *

                                          PAPEETE



Ayant perdu, (et l’on commence à penser que c’est pour longtemps) ... Ayant perdu la manne que représentaient les “retombées” du Centre National d’Expérimentation Atomique, ce pays ne sait quoi imaginer pour étancher sa soif de devises.

C’est que l’on ne se résout pas aisément à redescendre la gamme, quand on a pris l’habitude des grosses voitures !

On se met en quête de nouveaux Paradis, qui ne seraient plus seulement de fleurs, de fruits, de fougères et d’oiseaux.

En ce moment les édiles semblent rêver au épopées anciennes des Caraïbes ou de certaines cités d’Amérique du sud. On souhaiterait qu’ils n’oublient pas que les pluies de dollars de La Havane se sont résolues en pluies d’orages et en longs purgatoires. Il en fut de même aux pays de l’argent et de l’étain.

Il est des signes qui inquiètent, annonciateurs de ces sociétés à deux vitesses qui ne survivent que grâce à la trique et aux “Tontons Macoutes”.

À Tahiti, on ne fouille pas encore dans les poubelles. Elles débordent sur les trottoirs pourtant ... (Il paraît que ces “débordements sont dûs aux grèves et à des jeux de “haute finance !” )
Il n’y aurait là qu’anecdote, si ce n’était affaire de durée, mais d’autres signes sont plus inquiétants. On ne les discerne pas tous encore, mais on peut en énumérer quelques-uns.


En ce moment, nous apprend le journal, un navire fend les flots, quelque part, ayant équipage de “bandits manchots” à destination de Tahiti.

-“Vous savez bien, les machines à sous !”

On discute aussi d’une exonération des droits de douane pour l’importation de chevaux de course : Des trotteurs qui devraient “renforcer l’attrait des Réunions Sportives”. Les guichets de l’hippodrome sont informatisés. On implantera le P.M.U. ( Vous pourrez, de Tahiti, jouer aux courses à Longchamps ! )

Rappelons que, déjà, tout Tahiti gratte, gratte ... Jusqu’à l’écorchure ! Et l’on invente encore de nouveaux jeux de “ cartes à gratter” ... Le dernier a pour nom le Joker. Le Loto se porte bien, merci !

Moorea construit un delphinarium, malgré les cris ( assez faibles ...) des bien-pensants.

-” Tahiti Millionnaire !”

« Et la bière ? «    

_ Ça coule, ça coule !

Le « H » ? - ça pousse ! ( Ici on l’appelle pakalolo ).

Les tripots ? - Ça tripote.

Et le “Roi Ubu” ? Il va, il va ... Il est allé accueillir trois yachts de luxe qui sont arrivés hier.

Les petits Tetuanui attendent les “retombées économiques”. On parle d’une “ère nouvelle”.

Le grand luxe, vous dis-je ! Vous pouvez, si le coeur vous en dit, louer un de ces yachts pour un million la journée ... Un million pacifique, s’entend, soit cinquante cinq millions de francs français ... C’est à dire, pour une seule journée, environ quinze mois de salaire d’un Tetuanui ... Certains de ces bateaux battent pavillon britannique. Mais cela ne veut pas dire grand’ chose. Tout ce qu’on a dit, c’est qu’ils appartiennent ... à des particuliers.


-” Mais pourquoi le “Président” est-il allé les accueillir ? ... En quelque sorte, au nom du Peuple Tahitien ?”

-”Il fait des vœux pour qu’il y ait des miettes à ramasser ...”

-”Mauvaise langue !”

Y aurait-il, dans le monde, quelque chose qui effraie les propriétaires de bateaux de luxe... Opérations “Mains Propres”, ou bien risques de guerres ou de révolutions ... quelques relents de cocaïne encore ?

À propos ... (Mais pourquoi disions-nous à propos ?) Monsieur Wang, ce pauvre Monsieur Wang, vous avez entendu dire ? … Sa villa sur les hauteurs de Los Angelès ... Elle aurait été très abîmée par le dernier tremblement de terre ... Sa piscine, même, aurait été fendue !

                                                       *

                                                SÉVILLE

Au bassin
Du jardin de l’Alcazar
Sous les feuilles du jasmin
Une orange a glissé
Elle a doré l’écaille
Des carpes centenaires

Voici en haut du minaret
Qu’éclatent tout à coup
Silencieusement
Au premier coup de midi
Douze quartiers écartelés
Gouttes de métal fondu

Semé de pâquerettes
Le fleuve tremble un peu
Les ocres et les jaunes des façades
Ont épongé leurs ombres
Les calèches luisent
De leurs cuivres et de leurs cuirs


Douze quartiers d’orange
Dardent des flèches d’or
À l’aplomb de la Giralda

Ce soir
L’orange roulera
Rouge sang
Rouge sera le fleuve, rouge ...

Ô Séville !
Ô le parfum des orangers !
Le Guadalquivir saigne
Devant la Plazza de Toros

                                                      *

                   SAINT DENIS DE LA RÉUNION


Le problème majeur, dans toutes ces îles, c’est la circulation automobile. Celle-là est très, très peuplée et le niveau de vie, s’il n’est pas encore tout à fait satisfaisant, permet à beaucoup de Réunionnais de posséder une voiture. Comme il n’y a, pour parler rapidement, qu’une seule route, vous voyez ce que cela peut donner !

Du soleil plein les yeux. Des façades blanches, beaucoup de façades blanches, éblouissantes … Un temple Tamoul, plusieurs églises, une cathédrale, une mosquée chiite … Le petit marché et ses arcades, ses corossols, ses fruits de jacquiers, ses mangues et ses christophines … Du béton, beaucoup de béton … Mais aussi de vénérables et splendides cases créoles élevées au dix-neuvième siècle, du temps  de la colonisation : Celle-là, au centre d’un grand jardin, s’appelle la « case Déramond-Barre ». J’ignore qui était Monsieur Déramond, mais je sais bien que Monsieur Barre, Raymond, était le « meilleur économiste de France » et je sais bien qu’il fut l’un des premiers ministres de la cinquième république. Je sais aussi … Mais d’ailleurs les bustes sur leurs colonnes et les statues rencontrées dans les squares et les jardins sont là pour témoigner : Mahé de la Bourdonnais en majesté (Il n’est pas le plus connu … et pourtant !), Roland Garros (Quelqu’un, en France sait-il encore qu’il fit autre chose que jouer au tennis ?- Si toutefois il y joua un jour) - Ici, il est représenté en pied, appuyé sur une hélice d’avion). Témoignent aussi le le musée Léon Dierx qui présente une collection remarquable de tableaux impressionnistes. Il est dû à la libéralité d’Ambroise Volard …  Léon Dierx, Ambroise Volard, Charles Marie Leconte de l’Isle … Ces noms vous disent quelque chose ?  - Ils sont ceux des Français du dix-neuvième siècle, ceux de La Réunion , anciennement appelée l’Île Bourbon. (Seule la vanille en conservera le nom. Il fleure l’ancienne France.)

Mais le dix-neuvième siècle là bas, c’est encore le siècle des coupeurs de canne à sucre et leurs misères. Il y a encore de la misère à La Réunion, certes, mais la misère n’est plus la même. Il faut avoir eu la chance (Je dis bien « la chance !», de se trouver à Saint Denis un jour de manifestation populaire. On manifeste beaucoup à Saint Denis, et souvent … Presque aussi souvent qu’à Pointe à Pitre ! … Et pour les mêmes raisons … Contre la diminution du  pouvoir d’achat, contre l’augmentation du prix de l’essence, contre …Contre ce qui est pour et pour ce qui est contre … Contre le passé et par crainte de l’avenir. Défilés colorés du rond-point du jardin de l’état jusqu’à l’avenue de Paris … Défilés sur le barachois, bien entendu, (Le Barachois, c’est l’immense promenade qui longe le bord de mer : murs fortifiés et affûts de canons tournés vers le large …). Banderoles, évidemment, chants, danses, cris … Comme à Paris, sur l’itinéraire de la Bastille à la République !

Mais quand le calme revient, le barachois est rendu à sa vocation essentielle : C’est la promenade des amoureux et le lieu où s’installent les fêtes, (Je ne sais si je dois le dire, mais le nombre de préservatifs aperçus dans les sables du bord de mer, au cours de ma promenade matinale, m’a réellement impressionné !). Pourtant, le soir, lorsque la fraîcheur s’installe et que l’ombre s’étend sur le barachois, quel plaisir  d’aller jusqu’aux roulottes qui s’installent ! … Quel plaisir de manger là, debout et en riant, les brochettes de viande, les pizzas aux anchois et le « poulet boucan » … Cela peut durer une bonne partie de la nuit …

Mais il me faut revenir sur les défilés et les manifestations à Saint Denis. En février 1991 cela dura tout un mois, et se poursuivit presque jusqu’à la fin du mois suivant. Cela avait assez mal tourné. Les C.R.S. étaient intervenus. Des maisons avaient brûlé. La révolte, alimentée et coordonnée par les animateurs d’une radio locale, prenait de l’ampleur et n’en finissait plus … Il faut croire que les revendications présentées n’étaient pas tout à fait injustifiées puisque  l’animateur le plus impliqué est devenu ensuite président du Conseil Général … Pour quelque temps … Son élection invalidée, il fut remplacé par sa femme … Laquelle devint Ministre, je crois me souvenir …

La Réunion : Montagne, volcan, perpétuellement en activité et susceptible de colères soudaines … et de coulées de lumière d’or ! La Réunion, terre de diversités, mais aussi terre d’ouragans … Terre de fidélités, mais terre …. Ah ! Terre de beautés  extrêmes ! Même les cascades et les torrents débordent de force et de beauté !  … Quant à l’Océan ! Ah ! L’OCÉAN ! …


                                                 *

                                            ORAN


Lorsque nous fûmes à Oran, à partir de mille neuf cent quarante-quatre je crois, mon père se fit plus rare encore. Nous logions en ville et la base se trouvait loin, à Tafaraoui, près des lacs salés. Il partait tôt le matin . Il ne rentrait pas tous les soirs. Un jour, étant resté à la maison pour une quelconque maladie, il s’aperçut tout de même que notre mère avait de plus en plus de difficultés pour faire son marché : cent vingt-cinq grammes de pain par personne et par jour, que j’allais chercher chez un boulanger de la rue de la Révolution, au cœur du quartier juif, là où les boutiques sombres sentaient l’huile d’olive et le beurre rance, l’encens peut-être aussi ? Que sais-je encore ?

Le boulanger pesait le pain, le tranchait, et puis ajoutait une tranche pour faire la pesée. Je dévorais la pesée en cours de route, avec une merguez lorsque j’en avais les moyens. Jusqu’au jour où ...

-”Vous savez, les merguez ... Dans le quartier juif, on y a trouvé des doigts, des doigts d’enfants ...” Rumeur, que ne fais-tu pas dire ? Et quelles sont les rumeurs qui n’ont pas couru ?

Des Arabes nous apportaient de l’eau potable dans des bidons qui avaient contenu de l’huile ou du pétrole autrefois. Au robinet, l’eau était rare et saumâtre, néanmoins on laissait le robinet de la baignoire ouvert toute la nuit pour profiter des rares instants pendant lesquels l’eau coulait.


Pour la monter au quatrième étage et nous la vendre, le porteur demandait un prix extravagant. Quatre bidons de fer blanc : Deux à chaque épaule ... C’est qu’il allait chercher l’eau dans la montagne, lui ! J’ai vu ma mère pleurer parce qu’on lui proposait une boîte de lait condensé au marché noir ... Qu’elle n’avait pas les moyens de payer, or notre jeune sœur était un bébé et notre mère ne pouvait pas l’allaiter.


Lorsque notre père prit conscience de nos difficultés, ( il déjeunait, lui au mess de la Base ) il se mit en quatre pour nous aider. Il allait chez les colons, nous rapportait de pleins sacs d’artichauts ou de choux-fleurs, un sac de farine de maïs, un demi porc ...

Notre mère roulait la pâte, avec l’aide d’un matelot d’origine italienne. Elle faisait des nouilles fraîches. Elle découpait le porc sur le balcon, en se cachant des voisins et des passants. Mais que faire d’un demi porc quand on n’a pas de réfrigérateur ? Que faire d’un plein sac d’artichauts, même avec quatre enfants autour de la table ? On en mangeait tous les jours, à tous les repas, jusqu’à épuisement. On en donnait au voisin, qui me fournissait en cahiers d’écolier (comment en avait-il en réserve ? ) Pendant des heures, on se relayait pour faire la queue devant le marché aux poissons.
Un jour, je n’en rapportait qu’un seul, un poisson volant : tout ce qui restait parce qu’il avait glissé à terre !

Il y avait deux files pour faire la queue devant les boutiques : une file pour les Européens, une file pour les “Arabes”.

-”Vous verrez, un jour ils nous passeront devant !”


Nedjma travaillait à la maison. C’était une grande et belle femme, jeune et svelte. Une étoile bleue était tatouée entre ses deux yeux. Sa peau était dorée. Les jours de fête, les paumes de ses mains étaient teintes au henné. Nous l’aimions beaucoup et elle nous le rendait bien. Elle est restée longtemps chez nous. Je revois ses longs doigt allongés, quand elle roulait la semoule de couscous.

Liesse à Oran, pour la célébration de la libération de Paris. Tout le monde en fête, sans distinctions, les “Arabes” comme les Européens et tous au beau milieu de la rue. Drapeaux, lampions, musiques et chansons, j’avais treize ans.

Peu après, nous avons rejoint la France à bord du tout premier paquebot en partance. Il s’appelait le “Médi II “. Nous avions, j’ignore à quel titre, mais sans doute était-ce parce que notre père s’était bien débrouillé, le statut de rapatriés sanitaires.

                                                 *

                                         LORGUES


Me voilà à Lorgues, inscrit au “Collège Moderne et Technique”. L’adjectif “moderne” était rassurant : on ne me demanderait plus jamais d’étudier le latin !

       La période qui commençait alors s’avéra très étrange, initiatrice, inoubliable. Je fus à la fois très heureux et très malheureux, et ces alternances ne sont-elles pas l’image de la vie ? Comment débuter le récit ? Quelle chronologie, quelle logique ?  J’eus des moments très forts, très sensuels, très créateurs. Ce fut un véritable, un authentique printemps ...


Dans un contexte inimaginable, incroyable. Je vécus à la fois les aventures du “Petit Chose” et celles du “Grand Meaulnes”. Je vécus des ivresses à la manière de “Manon des Sources”, des rêveries à la Giono, des emballements dignes de Fabrice del Dongo. je me trouvais dans le pays des “félibres”, je piégeais les grives, comme le petit Pagnol..

Lorgues est un gros bourg situé au-dessus de la cuvette des Arcs et de Vidauban. On y est dans la montagnette et près des pins. De là-haut, on dévale vers Le Cannet-des-Maures et le Luc où demeuraient mes parents, puis vers Saint-Raphaël ou vers Soliès. On n’est pas bien loin de Barjols où l’on fête “les Tripettes” chaque année, en dansant dans l’église. On n’est pas bien loin de Gonfaron ... Vous savez bien, la ville où la population, rangée en file indienne souffle dans le derrière de l’âne avec un chalumeau, pour le gonfler et le faire voler ! Et puis le dernier qui s’est présenté a retourné la paille pour ne pas porter à ses lèvres l’extrémité sucée par les autres ... Ah, l’hygiène, mon cher ! Fréjus est proche, et Sainte Maxime, Toulon ...

Lorgues s’organise de part et d’autres d’une avenue en pente. Cette avenue, comme il se doit, est bordée des deux côtés de grands platanes. Comme il se doit également, il y a une fontaine qui chantonne nuit et jour, et l’eau des fontaines était potable en ce temps-là. Comme il se doit, on boit le pastis et on joue aux boules. Vers midi, la petite ville est écrasée de soleil. Personne ne s’y montre, pas même aux alentours du bistrot dont le patron a fermé le rideau à demie. Il n’y a personne aux abords du petit garage où René Viéto et ses équipiers remisent leurs vélos. Tout en haut de l’avenue, derrière une grille, se dresse la bâtisse carrée du Collège “Moderne et Technique”.

_”C’était hier, n’est-ce pas ?” m’a dit la serveuse du bar ...

_” C’était hier !”

                                                    *

                                      LA ROCHELLE



Que dire, de La Rochelle ? – C’est une ville dans laquelle je ne me suis jamais senti chez moi. J’y ai habité pourtant, juste derrière les parcs, dans un quartier dit « La Trompette », non loin d’un autre quartier qui, lui, s’appelle « Jéricho » ! – Peut-être le malaise vient-il, justement, de toutes ces références bibliques : La Rochelle, place forte protestante … Richelieu et la digue qui bloqua le port, à la hauteur de la tour à bonnet rouge qui porte le nom du cardinal  … La Rochelle et les débris de ses remparts, les deux tours qui montent la garde à l’entrée du port … La tour des « Quatre Sergents » et ses relents de carbonarisme … La cathédrale, massive, balourde, pompeuse … On dirait prétentieuse : Tout ce qu’il y a de plus « Roi Soleil », sans la grâce.

«  La Rochelle, belle et rebelle … »  Tel est le slogan adopté par la ville. Mais de quelle ville parle-t-on là ?  D’une ville boutiquière, marchande, commerçante, besogneuse, usurière … - Rue des Merciers, rue de la Buffleterie, rue des corderies, rue des cordouans, rue des Fuseaux, rue des Gentilshommes … J’imagine une ville pleine d’échoppes, d’ateliers, d’éventaires. J’imagine sous les toits les greniers pleins de sacs : On peut voir encore, en haut des façades les crochets où se fixaient les palans. Les fenêtres sont hautes et donnent sur les combles.

Ou bien parle-t-on d’une ville où des ombres se cachent sous les arcades qui bordent les rues : Les ombres vêtues de noir ou drapées dans les plis amples des capes ? Casernes de l’arsenal, églises, couvents, et la cour des « Grolles » et la cour du Temple … Hôtel de la Monnaie, bastion de l’Évangile, bastion Saint Nicolas, porte Dauphine et porte Royale, et l’arc sous la tour de l’horloge, par lequel on pénétrait dans la ville autrefois. … Rue des Dames, rue des Templiers, rue des Augustins, rue du Temple, rue des Saintes Claires, rue Saint Louis, rue Saint Yon, rue Saint François, rue Saint Nicolas … Imposants bâtiments de la Chambre de Commerce : dans la cour pavée, on imagine les pas mesurés ou pressés, feutrés le plus souvent, les bonnets carrés des scribes et des comptables. Juste à côté, sous les arcades, la prison très austère et le palais de justice : On imagine les robes noires et les jabots blancs. On imagine le va et vient des avocats et des juges.  Derrière l’hôtel de ville aux airs de palais de carton, on voit encore le balcon des échevins. Les échevins, on les voit  graves, imbus de leur grandeur et fiers de tous les secrets de la ville. On imagine les apothicaires et les alchimistes, couvant leurs secrets.


La Rochelle est un port, c’est là l’origine de ses richesses et de ses fiertés : Trafics en tous genres sur les côtes d’Afrique, convois vers les Antilles et les Amériques … Mais c’est un vieux port : comme il y a le vieux port de Marseille. Ce vieux port, avec ses quais nus et ses fortifications, il donne son cachet à la ville : La Rochelle, c’est son vieux port. Pourtant, il est devenu bien encombrant, ce vieux port, aux siècles de l’automobile ! …
Par où entrer dans la ville ? Les terrasses des cafés et des restaurants sont toutes en bordure des rues dans lesquelles se suivent les voitures … Les consommateurs ont juste le nez à hauteur des pots d’échappement … Un vrai plaisir !

Le vieux port … On en a fait tant de cartes postales, tant d’aquarelles, tant de tableaux ! C’est vrai qu’il est pittoresque, c’est vrai qu’il est beau ! J’aime les ports et j’aime les bateaux. Sur les vieilles lithographies, on voit les grands voiliers qui chargent et qui déchargent au bord du quai de la Grand’Rive. Des marins vont et viennent. Des hommes roulent des tonneaux … Justement … De nos jours, les bateaux sont des voiliers de plaisance, ils ne bougent guère, amarrés à leurs pontons flottants. Personne ne roule plus de tonneaux.  Personne ne charge ni ne décharge … Deux ou trois vedettes, aux beaux jours, emmènent les promeneurs … Ô ! Le mugissement de la corne de brume, par les longues nuits d’hiver  angoissées !

Il faut maintenant parler « des » ports : Les pêcheurs ont été exilés à Chef de Baie : On a construit pour eux des installations grandioses … qui restent déficitaires ! Les cargos et les navires de croisières, eux, sont exilés à La Pallice depuis le début du vingtième siècle. On ne les voit pas, mais ils remplissent d’énormes silos à grains, ils alimentent des chenilles entières de wagons plus ou moins rouillés qui passent dans les faubourgs, vers la Porte Royale et la Porte Dauphine … Ils remplissent les trémies d’engrais agricoles, ils déversent sur les quais les grumes de bois « coloniaux » .…  Aux jours de passage des paquebots, des cars prennent les touristes pour les emmener à la ville et, dans les rues de La Rochelle, on ne parle que l’Anglais … Ces touristes vont de boutique en boutique, s’intéressant tout particulièrement aux parfumeries et aux bijouteries … Il y en encore quelques unes ! Je dis qu’il y en a encore, car le commerce déserte de plus en plus le centre ville : Il faut choisir, et le choix est difficile  …  Ou bien on parvient à limiter la circulation automobile dans la ville et celle-ci deviendra vivable, ou bien on laisse aller les choses … Mais si on limite la circulation et le stationnement des voitures, les commerces ferment … Dans la vieille ville, on ne trouve plus guère que des magasins de chaussures et des boutiques de « fringues» … Allez donc contenter tout le monde !

Nous ne n’entendrons plus les crieuses de sardines au retour des fileyeurs …

-« À la sans sel ! »

Le nouveau port de plaisance ? – C’est le plus grand de la côte atlantique, c’est vrai, et j’aime beaucoup les bateaux, mais ces garages à bateaux ! Combien de fois verrez vous un bateau hisser les voiles ? – Quelques uns, bien sûr, mais bien peu de bateaux qui bougent ! - Une forêt de mâts, immobiles, tristes et nus ! Un port de plaisance n’est plus un lieu de promenade ! … Ah ! Rendez-moi ces petits ports où les barques venaient s’échouer et où fleurissaient les focs parmi les mâtures !

        – « En voulez-vous, de mes chinchards ou de mes maquereaux ? » - Le mousse vendait sa part de tacots et emportait quatre sous à son foyer … Il était fier, le mousse : Il était un homme de mer !

Les parcs ? – Le parc Charruyer, les jardins du Mail, le parc d’Orbigny, celui de Chef de Baie, celui des Minimes … C’est vrai, il y a les parcs, ils sont superbes et vastes. Ils occupent tout l’espace marécageux qui restait autrefois hors les murs. On peut s’y promener et y faire son jogging matinal. Avouons cependant qu’ils ne sont pas aussi fréquentés qu’on pourrait le croire … Aurait on peur des marginaux qui passent la nuit sur les pelouses avec leurs chiens aussitôt les beaux jours venus ?

Comme toutes les villes du monde, La Rochelle s’est agrandie et, à la fin d’une journée de travail, tout le monde prend le volant de sa voiture pour regagner sa maison dans les villages alentour : La Jarne, la Jarrie, Lhoumeau, Esnandes, Beaulieu, Angoulins, Saint Xandre, Saint sauveur voire Chatellaillon ou même Rochefort , l’île de Ré …

Plus de magasins dans le centre ville ? – Eh ! Ils sont dans la périphérie : La grande distribution, comme partout, s’est installée hors les murs ! Pour acheter deux écrous et trois boulons, il vous faudra prendre votre voiture et vous rendre à Périgny ou à Beaulieu. Vous pouvez également vous y rendre en prenant l’autobus, mais il vous faudra presque la demi journée pour faire l’aller et retour !

Les maisons à colombages, les ruelles étroites, les belles pierres et les hôtels particuliers des anciens armateurs rochelais, les tours et les remparts … Ils sont en passe se retrouver dans un espace muséal, certes rénové, protégé, ravalé, nettoyé, sacralisé … Mais qui n’en sera pas moins hors du réel : Venise, la « belle et rebelle » ?
 La Rochelle sera-t-elle l’exception qui confirmera la règle ?